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POUSSIÈRES, ARRIÈRE-GRAND-PÈRE

 

De mes six à mes huit ans environ, ma mère m’emmenait presque tous les jours voir mon arrière-grand-père après l’école. Il était vieux, grand, parlait peu, et vivait dans un immeuble désuet qui lui appartenait. Qu’il avait même construit lui-même.

Quand j’entrais dans son appartement, ça sentait le renfermé. La poussière et le renfermé. La moitié des meubles étaient recouverts de plastique, comme si l’homme qui était mon arrière-grand-père, le grand-père de ma mère, était déjà à moitié mort, ou du moins qu’il attendait la fatidique en faisant mine de préparer quelques affaires.

Le soleil s’invitait dans la pièce du fond, celle qui donnait sur la rue, celle dans laquelle on allait souvent s’asseoir. Le jaune des rayons transperçait sans retenue les voiles tirés là, censés contenir toute l’intimité qui n’existait plus, emballée qu’elle avait été dans un sarcophage de plastique.

Le temps s’étirait. Je pense qu’on devait rester une heure tout au plus, mais dans ma temporalité d’enfant, cette heure se multipliait dans une espèce d’infini. Un infini d’heures durant lequel je me recroquevillais sur un des deux fauteuils roses qui encadrait la fenêtre. Les genoux ramenés contre la poitrine, je ne trouvais rien de mieux à faire que d’observer la manière délicate avec laquelle les rayons du soleil butaient contre les choses. Contre ma mère assise en face, contre le pantalon marron qui cachait les jambes filiformes de mon arrière-grand-père qui ne pipait presque mot, contre la vitrine qui dévoilait fièrement deux lions en bronze flanqués d’autres babioles en tout genre, contre les toges de plastique qui s’éparpillaient ça et là, contre le chapeau haut-de-forme posé éternellement à la même place sous le grand tableau dont je ne me rappelle plus l’image et duquel, parfois, comme pour me ramener à la vie, mon aïeul tirait une pièce de cinquante francs. Cinquante francs pour l’enfant que j’étais, c’était énorme. Ça brillait, ça brillait tant que ça sortait de l’ordinaire. Rassasiée par cette extase passagère, je conservais précieusement mon butin dans ma poche et me rasseyais sur mon fauteuil rose pour regarder le temps passer, le temps ne plus exister.

Un rayon de soleil caresser la tranche d’un livre. Un rayon de soleil se déposer sur la moquette beige et arpenter la pièce. Un rayon de soleil dériver lentement vers les pieds de mes ancêtres, à mesure de ce temps tremblant. Et, tous ces rayons, en plus de dévoiler la beauté d’un monde, la beauté d’une perspective rarement observée, confiaient bien d’autres choses. Sur leur passage, ils illuminaient des millions de particules de poussières qui flottaient là. D’habitude invisibles, enfin sous le feux des projecteurs, c’était leur grand moment. Mon jeu favori était de les observer défier la gravité, se suspendre dans le vide du temps et de l’espace. Flotter comme si elles appartenaient à autre chose, à un autre part. L’enfant que j’étais s’émerveillait comme si je saisissais enfin du regard quelque chose de magique, quelque chose d’inespéré, un soupçon d’une autre dimension qui se confondait à la mienne. Lentement ou au contraire très rapidement, il m’arrivait de détendre l’une de mes mains pour essayer d’en attraper. Mais, à chaque fois, qu’importe la technique, qu’importe l’applique, je manquais l’exercice ce qui constituait à mes yeux la preuve irréfutable que ces particules faisaient bel et bien partie d’un autre monde temporairement superposé au mien. Je me réfugiais alors dans l’armoire de la cuisine à l’odeur rance et attrapais l’unique paquet de biscuits. Qu’importe les jours, l’année, c’était toujours le même. Je pense qu’il n’y avait que moi qui mangeait de ces biscuits mous, de ces biscuits rassis (qui pour l’enfant que j’étais était quand même mieux que rien).

Aujourd’hui, j’ai bien vieilli. Et, quand je passe devant l’immeuble qu’a un jour construit mon arrière-grand-père, je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à lui, à son chapeau, à ses biscuits rassis, à la beauté des rayons de soleil déclinants sur la moquette et aux poussières venues d’un entremonde qui s’éternisent, suspendues dans ma mémoire, j’espère, pour toujours.



 

Poussières, Arrière-Grand-Père

BANQUISE

 

L’ air est froid. Glacés, ses bras nus se crispent. Ils ne tremblent pas, mais se figent contre sa poitrine. Elle est inquiète. Sur cette immensité immaculée, elle ignore où aller. Partout autour d’elle, il n’y a que le blanc. Ce blanc invariable. Ce blanc catégorique.

Va-t-il disparaître un jour ?

Son pas se traîne. Incertain, il marque et brouille la glace.

Quelle direction emprunter ?

Le ciel, noir, se ponctue d’étoiles étincelantes. Elles illuminent sa marche. Elle les interroge de son regard émeraude.  

Vont-elles, elles aussi, disparaître un jour ?

Elle renifle l’air. Trop froid, il s’engouffre dans ses narines, se plaque dans sa gorge jusqu’à paralyser son thorax. A peine a-t-elle le temps de regretter son inspiration que la pureté de l’air la surprend. Elle a l’impression très franche de n’avoir jamais respiré un air aussi pur, aussi léger comme si toute sa vie durant, elle n’avait connu qu’un air vicié, un air pollué. Elle réitère l’expérience, cette fois, confiante. Le froid fige une nouvelle fois l’intérieur de sa cage thoracique avant de libérer cette fameuse sensation de goûter à un fruit défendu.

Comment n’avait-elle jamais respirer un air aussi pur ? Va-t-il disparaître à son tour ?

Elle oublie le givre qui grignote sa peau, qui ronge l’intérieur de son corps. Elle oublie le froid qui tend ses muscles, qui paralyse ses tympans. Elle respire comme elle n’a jamais respiré de sa vie. Ses poumons s’emplissent, se vident. Elle savoure chaque inspiration, succède les expirations. Elle se dit qu’elle pourrait jouir, là, en pleine immensité immaculée, sous ce nuit étoilé, en respirant cet air extraordinaire.

Comment a-t-elle pu vivre jusque-là sans respirer comme cela ? De respirer vraiment ?

Elle est furieuse. Elle mesure l’imposture. Elle aurait dû avoir droit à cet air-là depuis son premier souffle sur cette terre. Toutefois, sa colère, passagère, s’estompe au fil de ses pas, de ses inspirations. Sans parvenir à l’expliquer, elle est soulagée, incapable de ressentir une autre émotion à cet instant précis où la nudité de ses pieds frôle la caresse douloureuse de la glace. Bien qu’elle ignore quelle direction choisir, bien qu’elle soit seule comme elle ne l’ait jamais été, elle réalise qu’elle n’a jamais été aussi heureuse de sa vie. Malgré le froid, malgré la nuit, malgré le silence pesant, malgré la solitude et la perte de repères, son coeur bat. Son coeur bat vite, comme s’il venait de tomber amoureux.

Soudain, un grondement déchire le silence. Il est long. Il est grave. Elle se fige. Elle n’a pas peur. L’oreille tendue, elle l’entend à nouveau, tel un tonnerre qui se répercute sous ses pieds.

« La glace… C’est la glace qui craque, la glace qui parle. ».

Sans hésitation, elle bondit en avant et se plaque contre la neige. Malgré la nudité de ses bras, elle ne perçoit plus le froid comme s’il avait finalement disparu, avalé par la beauté du lieu et de la nuit.
Le dos couché contre l’énorme banquise, elle ferme les yeux. Ça gronde. Ça crie. La glace mugit sous ses omoplates, propageant sa voix caverneuse dans chacune de ses vertèbres. Alors, elle se relève d’un bond, mesurant l’urgence de l’appel de l’immensité blanche.

« Elle va disparaître… », réalise-t-elle.

La glace vient de lui livrer son terrible secret et elle ignore quoi faire. Démunie au milieu de son paradis blanc et éphémère, elle se relève et reprend sa marche, incertaine. Sous les étoiles brillantes, l’immensité immaculée se met à fondre. Un sanglot se coince dans le fond de sa gorge, juste à l’arrière de sa langue.

« Putain… ».

Des larmes embrument ses yeux alors qu’un sentiment de culpabilité la tiraille.

« Putain de merde ! ».

Incapable de gérer son émotion, elle se met à trottiner. A sa stupeur, la glace se transforme en eau à mesure de ses pas.

« Non… Non ! », hurle-t-elle.

La banquise ne répète pas ses mots. Sa voix s’évanouit, directement aspirée dans l’oubli. Anéantie, ses bras à elle tremblent, ridiculisant sa course. Elle est certaine à ce moment que si quelqu’un l’apercevait, il ne pourrait que se moquer de sa figure déformée, grotesque, pleurant et courant en même temps. Elle regrette de ne pas avoir plus de grâce, mais n’y pense rapidement plus, obnubilée par la disparition de la glace, des étoiles et de l’air pur. Elle court à toute jambe. La glace a disparu, a complètement fondu. Chaque foulée se fait maintenant dans un mètre d’eau glacée. Au-dessus d’elle, les étoiles s’éteignent les unes après les autres, après un dernier salut ignoré. Son souffle se saccade. Sa course s’intensifie. L’air devient, à son grand regret, de plus en plus lourd. Il colle à son palais. Il colle à ses sinus. Il colle à ses bronches. Elle réprime une toux bruyante, désireuse de ne pas interrompre tantôt le silence absolu de la banquise, tantôt ses plaintes lancinantes et gutturales.

A présent, l’eau glacée saisit ses jambes jusqu’à ses cuisses, freinant sa course. Pourtant, elle ne s’arrête pas, l’urgence de la disparition de ce monde-là paralysant ses tripes. Elle force ses muscles à continuer. Elle s’obstine. Elle se tue. A bout de force, à bout de souffle, elle tombe dans l’eau glacée et flotte. Elle se laisse aller.

Va-t-elle, elle aussi, disparaître ?

C’est alors qu’elle entend mugir. Ce n’est pas la glace. C’est plus proche, c’est plus bref. C’est un grognement las, plein d’abandon. Dans l’eau, elle tourne la tête. Elle l’aperçoit directement. Il est magnifique. Blanc, soyeux, presque pelucheux. De ses deux billes noires, il la regarde flotter à quelques mètres de lui. Il balance ses deux pattes avant comme s’il était lui-même incertain du chemin à emprunter. Il grogne une nouvelle fois tandis qu’elle se relève. Il ne bouge pas. Ils se toisent à quelques mètres l’un de l’autre, jaugeant la rencontre. Il n’avancera pas vers elle et elle en fera de même, trop respectueuse. La glace ne gronde plus. Elle les laisse se rencontrer dans un silence cérémonial. L’animal majestueux baisse la tête, lâche un souffle éreinté, épuisé, puis se retourne et s’en va. Sa silhouette harmonieuse et tranquille s’efface avec le blanc de la neige, avec l’immensité immaculée.

Bientôt, plus rien ne brille au-dessus d’elle, plus rien ne mugit en-dessous d’elle.

Bientôt, il n’y a plus que le noir certain et absolu du néant et de la mer dans laquelle elle baigne.

Dans laquelle elle se noie.


 

Banquise

AUTRE

 

Aujourd’hui. C’est aujourd’hui que tout commence, après que tout se soit terminé hier. Dans la foulée, elle a pris la décision de changer de prénom. Pour le nom, elle ne sait pas encore. Peut-être qu’elle n’aura simplement plus de nom. Ainsi, elle s’appelle Anna. Elle ignore pourquoi elle a choisi ce prénom-là. Elle sait juste que la manière dont il résonne est profondément ancré en elle.

« Anna… ».

C’est dimanche. Un dimanche de septembre qui annonce la morosité de la fin d’un été. Anna est couchée dans son lit. Elle s’est réveillée il n’y a pas longtemps, mais ne parvient pas à se lever. Elle n’en a pas envie. Elle reste allongée, le regard vide. Du dehors, s’incrustent quelques rires d’enfants qui jouent sur la place du bas de la rue, sans parler des tintements successifs de la cloche de l’église qui planent sur les environs, pressés d’annoncer la visite dominicale.

Couchée sur le ventre, Anna observe la pièce. Dans l’absolu, cette chambre ne sert plus à rien sinon à stocker ses souvenirs, son passé. Celle qu’elle était quelques années auparavant. Celle qu’elle n’est plus, qu’elle ne sera plus. La pièce est calme, presque silencieuse en-dehors des rires lointains, des tintements de cloche déjà disparus. De temps à autre, une brise légère s’invite par la fenêtre à peine ouverte. Elle vient faire mine de caresser la peau blanche de la jeune fille, faisant trembler son corps loin d’être parfait.

Anna ramène l’une de ses mains près de son visage. Soupir. L’oreiller a disparu derrière elle si bien que sa tête repose directement sur le matelas. Taquinée par un nouveau courant d’air qu’elle rêverait de percevoir, elle s’enfonce dans son édredon rouge, enfouit son nez dans les draps. L’odeur imaginée lui rappelle un passé qu’elle n’arrive plus vraiment à déterminer. Elle repose ses yeux sur les contours définissables de ses souvenirs. Tous ces objets lui rappellent le chemin parcouru. Toutefois, ce chemin ne lui semble plus vraiment être le sien, comme si quelqu’un s’en était emparé, en avait déformé l’essence.

S’agit vraiment de ses souvenirs à elle ?

Tous ces objets lui rappellent des choses, mais de manière un peu lointaine, si floue. Un collier acheté lors d’un voyage en Grèce. Une peinture offerte par un ancien amant français. Un livre prêté par une camarade de classe de cinquième (un livre jamais rendu). Une rose taillée dans un mouchoir par une ancienne amie adorée.

Cela a-t-il réellement fait partie de sa vie ?

Tout a tellement changé. Elle a tellement changé. Elle n’a toujours pas le courage, ou plutôt l’envie de se lever. Elle repense à la soirée d’hier. Elle a rejoint ses amis dans un bar. Ce qui devait être une soirée de détente s’est transformé en calvaire pour la jeune fille.

Comment cela se fait-il ? Comment se fait-il qu’Anna se lasse si vite des gens ?

Faut dire, elle n’avait pas réussi à leur parler. Et pour rien arranger, eux ne lui avaient pas adresser la parole non plus. Ce n’est pas qu’ils étaient des mauvais amis, c’est juste qu’ils s’étaient tous éloignés avec le temps. Enfin, c’est ce qu’Anna préférait se dire aujourd’hui plutôt que de reconnaître que ces amitiés ne furent, ce soir-là, que des coquilles vides. Elle partit tôt, inquiète. Inquiète car Anna ne veut absoluement pas s’éloigner d’eux. Anna n’a personne d’autres. Même si aujourd’hui, elle n’a plus rien en commun avec ces amis-là. Et, finalement, Anna n’a plus rien en commun avec personne. C’est bien cela le problème de la jeune fille. Elle est seule, condamnée à errer dans un entre-deux, ni tout à fait dans le passé, ni tout à fait dans le présent (et encore moins dans le futur).

Adieu rencontres folles, adieu amour d’un jour, amour de toujours, adieu parfum des fleurs, caresse du vent, poils qui se hérissent, goût du chocolat qui traîne sur la langue, collant du melon, étreinte d’un corps. Adieu, Autre. Cet Autre que recherche la jeune femme dans le vide absolu de sa vie, de sa mort, de ses entrailles. Elle sait que cette rencontre est à présent impossible. Pourtant, elle espère. Encore et encore.

Après un long moment, le corps de la jeune femme émerge peu à peu de l’édredon rouge. Un fin bras à la peau diaphane se déroule, agrippe un pull roulé en boule sur le sol, à la cime de tous les autres vêtements entassés là. Aujourd’hui, ce dimanche, la jeune femme rêverait de trouver un nouveau monde au fond de ces affaires, ou de son édredon. Comme si, en s’y enfonçant, elle découvrirait une dimension où les lois universelles seraient complètement différentes. Où elle serait différente. C’est pour cela qu’elle n’arrive pas à ranger ces affaires depuis qu’elle est partie (ça et puis parce qu’elle n’arrive plus à les toucher.). Parce qu’elle se serait attendu à tout sauf à cette fin-là. Si elle avait su… Si on lui avait dit que quand tout se termine, en fait, on reste là. On reste là, à errer, incapable d’exister. Anna râle, soupire, grogne, certaine que personne ne l’entend. Soudain, les cris d’un enfant s’élèvent de l’autre côté du mur. Le bras d’Anna s’active alors plus vite.

« Faut pas qu’il te voit… ».

Parce que oui, les enfants sont les seuls à voir les fantômes.



 

Autre

L'ÉTRANGLEUR

 

Il faisait cela depuis dix ans. Cette activité, il ne l’avait jamais perçue comme un métier. Mais, aujourd’hui, aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, il avait dû se résoudre à accepter que cette activité, en plus de le définir, d’assouvir une passion ardente, finançait sa vie, son existence et le sens de celle-ci. Ce n’était plus qu’un passe-temps. Ce n’était plus qu’un passe-temps qui durait depuis longtemps. Non, il était étrangleur professionnel qu’il le veuille ou non. Et, finalement, ça ne le dérangeait pas plus que cela.

 

« Eugène Philippin, étrangleur professionnel. »

 

Ces mots étaient sortis tant de fois d’entre ses grosses lèvres pâteuses et enflées qu’il trouvait aujourd’hui normal de se définir ainsi. Aujourd’hui seulement. Car, avant, car depuis dix ans, il avait pris l’habitude de calfeutrer sa profession derrière des tas de fioritures.

 

« C’est pour aider les gens à savoir s’ils veulent vivre ou non. C’est pour les soulager quand ils sont tristes ou quand leurs coeurs sont trop brisés. C’est un vrai métier. À la fin de la session, les clients repartent généralement avec une envie de vivre insatiable. Je les aide. Je les aide, vraiment. C’est pas pour le fait d’étrangler, c’est pas pour l’argent. C’est pour autre chose, je vous jure. »

 

Quel beau tas d’excuses ! Alors qu’en fait, Eugène, il étranglait les gens parce qu’il aimait cela. Point. C'était un homme qui aimait étrangler. Qui aimait étrangler jusqu’à aujourd’hui. Car aujourd’hui, tout avait changé. Il faut savoir qu’Eugène était un homme de principes. Un gros bonhomme trop gras, un gros bonhomme avec le même sex-appeal qu’un ragoût de cantine (comme l’avait soutenu Stéphanie Wilmens en classe de quatrième), mais un homme de principes. À ses clients, il aimait exclamer avec entrain que s’il était si gros, c’était à cause de tous les principes qui l’habitaient (tout en s’empiffrant de gâteaux fourrés - Eugène n’avait jamais compris pourquoi, mais tous ses clients lui offraient toujours des gâteaux fourrés quand il arrivait chez eux. Le fait d’être étranglé imminemment faisait-il penser à servir des gâteaux fourrés ? ). Ces principes, il aurait pu les mettre de côté de nombreuses fois. Pourtant, il ne l’avait jamais fait ô combien certains lui avaient proposé des sommes astronomiques pour aller jusqu’au bout, ô combien d’autres lui avaient proposé une carrière internationale pour étrangler des gens qui ne voulaient pas être étranglé. Rien à faire. Eugène s’était montré intransigeant. Il n’avait jamais redéfini ces précieux principes qui animait sa profession, sa passion dur comme fer.

 

« 1) Je ne tue personne. Je n’étrangle pas pour tuer. J’étrangle des gens qui ont envie de frôler la mort par besoin, par plaisir, par curiosité. Je m’arrête à chaque fois juste avant qu’ils ne meurent. 2) J’étrangle avec consentement. Je n’étrangle que des gens qui veulent être étranglés. »

 

Aujourd’hui, tout avait changé. Tout allait nécessairement changer. Étrangleur était un métier dont Eugène avait rêvé depuis aussi longtemps qu’il était capable de s’en souvenir. Enfant, il enfermait le moelleux de ses peluches dans le creux de ses doigts déjà bien boudinés. Adolescent, il reluquait ce qui se profilait sous les mâchoires de ses camarades de classe. Jeune adulte, il s’était lancé dans des études d’ostéopathie, espérant de tout coeur que presser, que tordre le corps des autres allait suffire à soulager son besoin irrémédiable de contenir le cou de l’humanité. C’est en parlant avec une de ses rares conquêtes de sa passion cachée que tout fit sens, une nuit, il y a dix ans.

 

« Ben, pourquoi t’as honte ? Peut-être qu’il y a des gens qui demandent qu’à être étranglés, t’en sais rien ! Y’a tellement de tordus sur terre… Moi, par exemple, j’pense que ça m’dérangerait pas que tu m’étrangles. Mais, juste un peu alors. Puis, tant que tu tues personne… ».

 

Cette nuit-là bouleversa sa vie. Cette fille-là bouleversa son avis.

 

Avait-il, en fait, juste envie d’étrangler des gens ou avait-il envie de les tuer ?

 

Il fit confiance à la première hypothèse. Il se convainc qu’il avait juste envie de contenir, de presser, d’oppresser le souffle de ses compères. Il quitta son cabinet d’ostéopathie. Il monta son entreprise, il offrit son service si particulier, si personnalisé qu'il fonctionna directement bien. Financièrement, même. Jusqu’à aujourd’hui.

 

Ses mocassins trop usés à son goût tremblent dans le vide au-dessus du tapis d’orient qu’il ne peut s’empêcher de trouver dégueulasse. Eugène n’ose pas quitter sa cliente des yeux, même quand l’affreux coucou en bois verni jaillit de sa cache. La mort ne sent pas encore. Eugène a beau renifler bruyamment, il ne perçoit que l’odeur de soupe à la tomate en boîte. Il se dit qu’il ne pourra plus jamais boire de soupe à la tomate en boîte (ses préférées). Il déglutit. L’idée de ne plus jamais pouvoir boire de soupe à la tomate en boîte l’enrage. Mais, ça l’enrage pas autant que la situation dans laquelle il s’est mis. Ça l’enrage pas autant que de s’être retrouvé là, à aller trop loin, à presser, compresser, encore et encore, jusqu’à ce que la vieille qui voulait juste voir ce que cela faisait, ne bouge plus. Plus du tout. Plus pour un sou. Ça l’enrage pas autant que de ne pas avoir su s’arrêter, lui qui avait fait cela tant de fois, lui « Eugène Philippin, étrangleur professionnel ». Et surtout, ça l’enrage d’avoir aimé ça.
 

étrangleur

LE CRI

 

J’ai entendu un homme crier dans la rue. C’était un cri assourdissant, un cri un peu atroce. Je dois avouer qu’en l’entendant, j’ai eu peur. Pendant quelques minutes, je suis restée tétanisée, incapable de reprendre mon travail. J’ai fini par sortir de chez moi pour partir à la recherche de l’homme qui venait de crier.

Allait-il bien ? Pourquoi avait-il crier ? Avait-il eu mal ?

J’ai demandé aux passant s’ils avaient entendu un homme crier. Aux hommes (car il avait été évident pour moi que cela avait été un cri d’homme et non de femme), j’ai demandé s’ils n’étaient pas l’auteur du cri. Personne n’a su me renseigner. Aucun homme n’a admis être l’auteur du cri. Tout le monde m’a regardé avec de gros yeux bien ronds, trop ronds. J’ai alors fait le tour du quartier. J’ai été voir la propriétaire du restaurant vietnamien d’à côté. Elle m’a racontée qu’elle était mise dehors par son propriétaire, comme ça, en quelques semaines.

Vous imaginez ?

Vous comprenez, elle a un petit garçon de trois ans, c’est pour cela que c’est angoissant. Sinon, ça irait. À la rigueur, quelques semaines, c’est suffisant pour trouver un autre logement confortable. Mais, avec un petit garçon de trois ans, c’est autre chose. Surtout que les petits garçons de trois ans sont connus pour être capricieux. Je l’ai interrompue pour parler de mon cri. Elle ne m’a rien répondu. Elle n’a même pas vraiment posé d’attention sur ma question, mon désarroi. Elle m’a seulement offert un nem. Il était savoureux. Croquant, juteux, plein de goût. Je suis partie, momentanément rassasiée, un peu apaisée. Pourtant, trois pas ont suffi pour me ramener à ma quête. Je suis allée voir dans le parc si une quelconque trace du cri que j’avais entendu n’y demeurait pas.

Vous me direz, comment un cri peut-il laisser une trace ?

A ce moment, je vous aurais répondu d’aller vous faire voir. A ce moment, chercher l’auteur du cri était pour moi une question de vie ou de mort car ce cri, aussi glaçant, aussi terrifiant qu’il avait été ne pouvait être que le fruit d’un acte bien terrible. Mon empathie démesurée n’a pas su faire autrement que de furieusement farfouiller dans l’espoir de venir en aide à celui qui avait crié. Pour vous dire, j’étais à deux doigts d’appeler la police. L’incapabilité de justifier mon appel m’a résignée. Je ne craignais pas le ridicule, seulement je me voyais mal leur dire que je les faisait venir seulement pour un cri.

Au parc, j’ai croisé l’homme qui vit dans l’ancien abri du cerf. Oui, un homme vit dans l’ancien abri du cerf. Il dit que c’est mieux que la rue, et franchement je le comprends. Il m’a proposée une tasse de thé plus très chaud. Dans le micmac de son abri de fortune, dans l’entassement du peu d’affaires de sa vie, il a fouiné pour extirper une tasse fendue. Le fait qu’elle était sale ne m’importait peu. Le fait que son thé n’avait pas de goût non plus. J’étais plutôt touchée par l’idée que devant mes yeux, s’étalait tout ce qu’il possédait. L’entièreté de son existence matériel. Pas d’albums photos. Pas de lit. Pas d’ordinateur. Pas de voiture. Pas de livres. Il m’a racontée qu’à Noël, il s’est senti bien seul. Moi aussi à Noël, je me suis sentie bien seule au réveillon de Pépé.

Est-ce que tout le monde se sent seul les soirs de Noël ?

Je lui ai demandé. Il a haussé les épaules et je me suis sentie tout à coup malaisante. Évidemment que la solitude occupait un poids plus important sur ses épaules que sur celles des autres. Quelle gourde ! Gênée, j’ai vite changé de sujet en amenant mon cri. Enfin, pas le mien, mais celui dont j’étais partie à la recherche. Il m’a regardée avec étrangeté. Je ne l’avais jamais vu me lancer un pareil regard au point que je me suis dis que je ne l’aurais jamais cru capable de zieuter ainsi. Il a, à nouveau, hausser les épaules. J’ai haussé les miennes, l’ai remercié et suis partie. L’inquiétude de savoir ce qu’il était arrivée à l’homme qui avait crié et le besoin irrémédiable de l’aider me rattrapait à chaque rencontre. Quoique j’y fasse, je ne pouvais rien y faire.

J’ai quitté le parc et me suis dirigée vers l’église voisine. En chemin, j’ai croisé ma voisine qui promenait son nouveau-né fraîchement délivré. Je n’ai pas eu de mal à estimer l’âge du bambin en mesurant la bancalité de la démarche de sa mère. Ça m’a rappelé le corps tout tordu qu’était le mien juste après mon accouchement. Rien qu’à la voir, un éclair de douleur m’a traversé le bassin en même temps qu’un élan de soulagement à l’idée que j’avais accouché il y a quinze ans, que ma fille faisait ses nuits depuis belle lurette, que j’avais retrouvé mon indépendance et que je ne bataillais plus avec un corps démis, un corps endormi. La voisine toute cernée était tout sourire, propageant à souhait sa joie explosive d’être devenue mère. J’étais contente pour elle de voir qu’elle avait l’air de s’en sortir plus facilement que moi à l’époque. J’ai dû lui marmonner la phrase classique : « Profitez-en car ils grandissent trop vite » ou « il y a deux moments cruciaux dans la vie des parents: le jour où les enfants arrivent à la maison, le jour où les enfants quittent la maison », incapable de dire autre chose. Parler des banalités est un exercice complexe pour moi. Je n’y suis jamais arrivée et n’y arrive toujours pas, malgré mes innombrables tentatives. Elle a énergétiquement (j’ai salué son entrain alors qu’elle ne dort sans doute plus depuis trois semaines) approuvée avant que je n’embraye sur ce qui m’avait poussée au-dehors. Bizarrement, elle n’a pas parue étonnée lorsque j’ai parlé de mon cri. Beaucoup plus aidante que les autres, elle a fait mine de chercher autour de nous, se contorsionnant autour de sa poussette et de sa progéniture assoupie avant de finalement hausser les épaules à son tour. Je l’ai remerciée et ai encore cherché une bonne heure dans tout le quartier, mais à part Monsieur Costa qui avait perdu son chat, Madame Vinciane qui m’a annoncé son divorce et le petit Esteban qui s’était à nouveau trompé à la boulangerie (il faut le faire tout de même, trois pains au chocolat, ce n’est pas bien compliqué), je n’ai rien trouvé. J’ai croisé tout un tas de gens qui m’ont raconté plein de choses, mais personne n’a semblé entendre un homme crier.

Etait-ce dans ma tête ?

Bredouille, dépitée, je suis rentrée chez moi. Pas fière, penaude, je suis aller voir ma fille. Ses quinze ans ont roulé des yeux en écoutant ma quête.

C’est au moment où elle me balançait platement que j’étais complètement folle que je l’ai à nouveau entendu. Ce cri. Cette détresse. L’expression d’une souffrance à peine supportable. L’inquiétude qui m’avait habitée et qui avait commencé à s’essouffler a gonflé en moi. Elle cognait dans ma cage thoracique avec le besoin insatiable d’aider l’homme qui criait, d’apaiser sa souffrance. Mon coeur s’est déchiré lorsque j’ai compris que le cri venait de l’endroit exact où j’étais. J’ai regardé ma fille. Elle a haussé les épaules. J’ai regardé les baffles flanqués de part et d’autre de son lit. Elle a tordu sa bouche. J’ai tordu la mienne. L’homme a crié. J’ai compris. Elle a rigolé. La colère et la gêne m’ont laissée bouche bée.

Qui d’autre confondrait les faux cris d’un morceau de musique avec un vrai cri ?

Personne, je parie.


 

Le cri

À LA MER, MON GRAND-PÈRE

 

Elle avait huit ans quand elle était partie voir son grand-père. Elle se souvient particulièrement de ce mois de visite car cet aïeul pas très chéri, elle le rencontrait seulement pour les fêtes. Noël et Pâques. 8 Noëls, 8 Pâques depuis sa naissance. Alors, ce mois, ce mois rien qu’à deux avait marqué sa mémoire avec la même brutalité, la même indélébilité que celle du fer rougi et brûlant qui fait craquer la peau des bêtes.

Son père l’avait mise dans un train, sans attention, sans affection seulement en lui expliquant en balbutiant qui était l’homme qui l’attendait de l’autre côté des deux heures de rails à la linéarité inexorable. Pour elle, celui qui l’attendait n’était jusque-là défini seulement par les tremblements qui animaient de plus en plus furieusement son corps d’année en année, par le mutisme qui l’habitait pendant que les fêtes battaient leur plein, par la lourdeur qui encombrait ses paupières dès vingt heure. Quand elle avait pesé le pour et le contre de cette visite, elle n’avait pu que s’étonner du fait que cet aïeul pas très chéri ne lui avait, pour ainsi dire, jamais adressé la parole de sa vie. Et, vice-versa.


« Comment voulez-vous que réagisse une enfant de huit ans face à la distance et l’inintérêt d’un parent ? », s’écrie-t-elle aujourd’hui lorsqu’elle raconte les souvenirs de ce voyage à la mer.



De ce voyage à la mer, de ce voyage chez son grand-père qu’elle était à deux doigts de refuser avant que son père n’entre en trombe un soir dans sa chambre, les larmes aux yeux, le nez coulant grotesquement. C’est à ce moment qu’elle compris. Qu’elle compris qu’elle n’avait, en fait, pas le choix. Probablement que son père s’était, une nouvelle fois, fait jeté. Ou qu’il avait, comme toujours, joué toute sa paie au casino. Ou qu’il avait parié, à nouveau, parié sur le mauvais cheval. Face au liquide répugnant qui s’échappait abondamment des narines de son paternel, elle compris que c’était mieux pour sa propre santé mentale de partir un mois chez un grand-père qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam.

« Vous imaginez à quoi j’en étais réduite ? », rigole-t-elle souvent au bout de deux grands verres de vin rouge ou trois de blanc.



Quand le roulis du train s’était épuisé, que les silhouettes s’étaient écumées, que la machine avait fini par s’immobiliser, grinçante, essoufflée, elle avait mis au moins dix minutes à descendre. Dix minutes, ou plus, ou moins. En vrai, elle n’avait accordé aucun regard à sa flic-flac. Ce fut une impression. Juste une impression. Quand elle descendit, c’était un de ces moments dans les gares qui n’était plus animé que par du rien. Il n’y avait personne. Aucune silhouette fuyante, aucun corps courant. Seulement la stature esseulée de son aïeul pas très chéri. Un pas traînant la guida jusqu’à-lui. Dans ses souvenirs, ils n’échangèrent aucun mot. Lui grogna seulement lorsqu’elle arriva à hauteur de son bassin. Pas d’accolade. Pas de sourire. Mais, une marche qui débuta sur la digue, le long de la mer. C’était l’été et beaucoup d’enfants courraient presque nus dans le sable. Elle les envia fort, très fort car, durant cette marche, elle saisit toute la mesure du mois qui allait s’étaler devant elle: pas de compagnie, pas de plage, pas d’amusement. Seule avec un temps qui s’étire à son paroxysme.

Le pas de son aïeul pas très chéri était lent. Trop lent pour elle. Toutefois, elle s’appliquait à marcher à sa mesure, certaine que la dernière chose à faire était de le presser et donc, de le froisser. Puis, une espèce de compassion la rappelait à l’ordre à chaque fois que ses petits pieds d’enfant commençaient à avancer trop vite. Alors, à huit ans, elle marchait comme si elle en avait quatre-vingt-deux. Tout au long de leur marche, le sac plastique que son grand-père tenait au bout de sa main droite balançait dangereusement. A chaque pas, il menaçait de venir se cogner contre son genou de vieillard. Elle ne pouvait faire autrement que de s’en faire à chaque crissement de plastique, craignant que le vieux ne trébuche. Elle ne l’avouerait jamais, mais elle ne s’inquiétait pas tant de sa santé, mais de ce qu’elle allait devoir faire s’il s’écroulait là, en pleine rue, à ses côtés. Imaginant déjà l’embarras qui l’animerait, la petite fille qu’elle était hésita longuement à saisir le sac de ses mains froissées. Mais, à nouveau, la gêne, la peur de déranger, de se faire copieusement gronder la restreint. Puis, elle devait déjà porter la lourdeur de son sac qui déformait son dos sans pour autant que cela n’inquiète son aïeul pas très chéri. Au contraire, celui-ci ne lui accordait aucun regard. Aucun attention, aucun affection.



« Comme son fils. Mon père. », soupire-t-elle au dessert.



De sa main gauche, il sirotait bruyamment une grande cannette qui sentait la même odeur que les silhouettes vissées aux bancs de la place voisine à sa maison. Son père disait de ces gens-là qu’ils végétaient, qu’ils n’étaient que des bons à rien. Encore aujourd’hui, elle se demande la signification réelle de ce que son paternel insinuait.

« Bons à rien… », marmonne-t-elle en fin de dîner, quand ses paupières commencent à vriller.



La marche lente, déprimante qu’elle partagea avec son aïeul pas très chéri les menèrent à une espèce de bâtisse vétuste, un truc qui s’écroulait à chaque mouvement d’air, pas face à la mer. Ils arrivèrent une fois le soir tombé. Il lui montra la pièce qui allait lui servir de chambre, sortit sans un mot. Dès le lendemain, leur routine, celle qui allait animer leur trente jours ensemble, s’installa. La marche lente vers le poissonnier. L’attente chez le poissonnier en regrettant l’enfermement des homards à l’air si maussade. La marche lente de retour du poissonnier, celle qui longeait le parc à thèmes où s’égaillaient des flopées d’enfants. La fin de la matinée au son du tic-tac de l’horloge du salon. Le nettoyage des crevettes grises sur la nappe en plastique de la salle à manger qui colle et qui fait du bruit. Le repas trop gras avec la cannette de bière à midi. Le bain de soleil sur la terrasse arrière, à l’abri du vent, pour digérer. La sieste de l’après-midi. La marche lente sur la digue de fin d’après-midi. La bière (avec apéritifs, généralement un bol de cacahuètes ) sur une terrasse d’un café de la digue (toujours le même).



Elle soupire. Quand le repas est fini, que les invités sont partis, elle s'assied devant la tablée vidée, et, soupire. Le bruit des vagues. Les pleurs des goélands. Le balancement bruyant du sac en plastique au bout du bras. Les relents d’ivresse. Le goût trop salé des cacahuètes. Son aïeul quand même un peu chéri.

 

MER

ENRACINNÉ

 

Tous les jours, vous passez devant moi sans me voir, vous traversez l’espace sans m’apercevoir. Vous ne vous doutez pas de mon existence, ou si peu. Si vous saviez seulement combien de vous j’ai entendu, j’ai entrevu. Si vous saviez toutes les conversations que j’ai attrapées, écoutées, digérées. Le nombre de disputes auxquelles j’ai assisté. A leur réconciliation ou au contraire, à ces destins qui se séparent à jamais. Une fois même, un homme s’est baladé complètement nu en plein milieu de la rue, pensant être seul. Si vous m’écoutiez ne serait-ce qu’une seule fois, vous n’en croiriez pas vos oreilles.

« Complètement nu ? », vous exclameriez-vous d’une grimace sidérée.

Oui. À poil. Complètement sans un poil.  À cela, je vous passerai le nombre de chewing-gum qu’on m’a collé dans le dos.

On en aurait du mal à le croire, n’est-ce pas ? Qui serait capable de tant d’irrespect et d’affront envers un aîné ?

Vous seriez surpris. Je pourrais vous les racontez toutes ces étrangetés, toutes ces bizarreries qui ont animé le quartier. Je ne les inventorie même plus, plus trop capable de les compter, les décompter, les classer, les énumérer. Il y en a eu tellement, je suis là depuis si longtemps.

Combien de fois ne m’a-t-on m’a soupiré dessus, ignoré, poussé simplement parce que j’étais installé là, au coin de votre rue, de notre rue. Cet endroit, je l’ai choisi un peu par hasard. Il faut dire que quand je m’y suis posé, le quartier ne ressemblait à rien à ce qu’il est aujourd’hui. La rue en a pris des visages. Au début, il n’y avait rien. Du moins, rien de bâti. C’est pour cela que je me suis installé ici. Autour de moi, que des congénères, plus croûlants que moi. Un à un, ils ont humblement laissé leur place à cette jeunesse moderne et à leurs constructions cossues, timides. Rares. Puis, les maisons se sont mises à se rejoindre les unes aux autres, alliant leur matière, partageant leurs viscères. Face à leur front, la route s’est bitumée. Du gris, du gris et encore du gris. Je me suis senti bien seul, là plus si conformtablement installé sur mon bout de trottoir. On m’a demandé de reculer, encore et encore.

« Vous prenez trop de place ! ».

Encore et encore jusqu’à ce que je dépérisse, jusqu’à ce qu’on ne fasse plus attention à moi. Jusqu’à ce que tous les jours de mon existence, mon quotidien se soit réduit à ce va-et-vient de personnes me dépassant sans regard, sans attention. Sans considération.

Je vois déjà le tableau que vous devez vous peindre de moi. Un tableau faussé. Un espèce d’excentrique faussement solitaire qui rencontre des tas de gens tous les jours, entend des tas d’histoires, incruste ses oreilles trop curieuses dans le train-train soi-disant discret des uns et des autres. Je vois déjà les doigts qui se pointent, les jugements qui tombent, catégoriques. Laissez-moi vous dire que vous avez tort. Oui, je lâche cela de manière tranchante en espérant même plus que vous soyez en mesure de m’excuser, en espérant même plus que vous pensiez que je pèse mes mots.

Quand vous prenez la peine de jeter un coup d’oeil sur mon corps vieillissant, mon corps fané, vous êtes convaincu de me connaître, persuadé de m’avoir cerné, cela depuis tant d’années. Pourtant, c’est loin d’être le cas. Si seulement votre curiosité, votre humilité était plus forte, moins sournoise. Vous vous rendrez compte que vous ne savez rien, en fait. Que dalle. Du monde, de la vie, des autres. De moi. De moi, cet arbre sur lequel pissent vos chiens, gueulent vos conjoints, shootent vos gamins. Cet arbre qui décore le coin de votre rue en se prenant le souffle chaud et fétide de vos bus, de vos voitures, de vos crachats. Cet arbre que vous habillez de vos poubelles deux fois par semaine, huit fois par mois, nonante-six fois par an. Cet arbre qui était là bien avant vos baraques, vos routes, votre ville, votre vie.

 

Enracinné

DÉCHETS

 

Il est là. Juste là. Sous les fenêtres d’André qui serait bien incapable de dire depuis combien de temps il s’érige là. Plutôt qu’ils s’érigent là, à s’entasser, à s’amonceler, conquérants putrides.

« … comme une bête suintante et répugnante qui ne cesse de grossir, s’extasiant à bouffer de la merde et encore de la merde. ».

Contre ses lèvres gercées mal dessinées, André frémit au contact de la chaleur de sa tasse poisseuse. Quand il sirote son café comme cela, en regardant par la fenêtre, en regardant ce tas de déchets, ce foutu tas de déchets qui s’amoncellent depuis tant d’années, qui ne veut pas disparaître, André a toujours l’impression de boire de la merde. Une bonne grosse merde liquide, dégueulasse dans une tasse puante et suintante. Aussi puante et suintante que tout le reste de sa maison. Parfois, dans le coin de ses yeux, André jurerait entrevoir une couche de cette merde s’écouler lentement le long de ses meubles. Sur le buffet en chêne massif. Le long des chaises de Carole. Du haut de l’armoire de famille. La merde, liquide, dégueulasse, coule. Coule et s’étale. Emplit la pièce. Et, André se noie dedans. Elle s’immiscerait dans le creux de ses rides, dans les plis de son existence, dans l’essence de sa vie. Elle inonderait sa mémoire. Ses souvenirs se plongeraient dans cette vase épaisse et brunâtre, tout comme ce qui avait autrefois été la maison de ses rêves.

« Qu’elle était belle ! ».

Qu’elle était belle. Haute, fière, humble. Colorée, avec de grandes fenêtres. De grandes fenêtres qui donnaient sur la forêt centenaire, millénaire, sur le faste des fruitiers, sur le vent, la pluie, le ciel beau morose, beau soleil. Sur ces oiseaux libres, sauvages, sur cette vie opulente, cette vie simple. Juste les lois de la Nature. Et quelle Nature.

André soupire.

Puis, un jour, avec Carole, ils avaient décidé de faire des travaux.

« Foutus travaux. Foutus travaux de merde ! Pourquoi ? Pourquoi on a fait ça ? ».

Pour avoir plus. Pour avoir une plus jolie maison. Des fruitiers plus fastes. S’il pouvait revenir en arrière, s’il pouvait s’emparer de ses souvenirs colmatés par cette merde liquide et dégueulasse pour les modifier, il n’hésiterait pas une seconde. Trop tard. Le tas de déchets était né. Comme une providence attendue trop longtemps, il avait éclos dans le jardin, juste sous les fenêtres. D’abord, quelques briques. Quelques briques qu’on s’était dit qu’on allait mettre là « le temps de ». Quelques briques qu’on s’était dit que ça ne changerait rien à l’équilibre du monde, à l’équilibre du temps. De la forêt centenaire, millénaire, du faste des fruitiers, du vent, de la pluie, du ciel beau morose, beau soleil. Puis, comment quelques briques posées là changeraient la vie des oiseaux libres et sauvages ? Et pourtant !

« Et pourtant, si j’avais su… Si on avait su… ».

Qu’est-ce qu’André ne donnerait pas pour changer le passé ? Qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour que les quelques briques aient été seulement quelques briques ? Il a fallu rajouter d’autres briques. Puis, les vieux châssis. Puis, la toiture pourrie du voisin. Puis, c’est tout le quartier qui a commencé à foutre ses déchets-là. Puis, tout le village et ce plastique. Tout ce plastique. Bientôt, le maire de la ville voisine ramena un camion-benne.

« Bleu, il était bleu le camion-benne. »

Bleu et rempli à ras bords. Débordant de merde. Un. Deux. Dix. Cinquante camions-bennes. André avait bien essayé de gérer ce monticule de merde. Surtout depuis que les rats allaient et venaient sans ne plus être effrayés par les pétards jetés par Carole. Surtout depuis que le faste des fruitiers dépérissaient et qu’il y avait moins d’oiseaux libres et sauvages dans le ciel toujours morose, plus très beau. Mais, qu’importe le nombre de coup de pelles, qu’importe le nombre de bâches déployées, qu’importe le nombre d’aller-retour à la déchetterie, le monticule ne faiblissait pas. Pire, il grossissait. Il grossissait à chaque coup d’oeil à tel point qu’André a fini par ne plus oser le regarder. Il déambulait dans sa maison, résistant à l’appel des fenêtres, à l’appel de cette vue infecte et crasseuse.

« Si je ne le regarde pas, il n’existe pas. Il ne peut pas exister. ».

Mais, au fond de lui, André savait. Il savait qu’il était là. Pire, qu’il était devenu vivant, qu’il était devenu un être à part entière, un être qui traçait sa propre histoire, qui déployait son existence propre avec un coeur battant, un coeur puant. Un coeur fétide qui prenait de plus en plus de place dans le grouillant des rats. Un coeur qui dégommait peu à peu la forêt centenaire, la forêt millénaire.

En l’observant, en sirotant son café répugnant, André se résigne à comprendre que son tas de déchets n’est pas unique. Loin de là. Il se relie à tous les autres tas de déchets du patelin. Du pays. Véritable écosystème putride. Dans son jardin, André a la merde du monde. Il a la merde du monde, et plus rien d’autres. Et, c’est trop tard pour changer quoique ce soit.

Déchets

MANIAQUE

 

Sa narine droite le démange. Il résiste, un peu négligemment, assez facilement. Ce n’est qu’au bout de trois minutes quarante-sept que la grosse paluche qui lui sert de main s’active.

Gratte. Gratte. Gratte.

De biais, il aperçoit les poils qui frisottent sur chacun de ses doigts. Pendant longtemps, il en avait été gêné. Autrefois, il aurait même réfréné ce genre de geste qu’il aurait jugé dépravé. Le mouvement s’intensifie, est interrompu. La paluche se pose sur sa cuisse. Elle se crispe, pince le jean’s et la graisse qui le remplit. Fernand déglutit. La salive accumulée ne passe pas. Fernand s’étouffe.

« Ça va, Tonton ? », l’apostrophe une fillette aux yeux bien bleus, aux yeux trop doux.

Face à son élan de gentillesse, l’homme se ravise, se convaincant qu’elle n’y est pour rien. Pourtant, il ne peut empêcher l’impatience et la frustration de grandir face aux traînées de sable qui dégoulinent des chaussures de la fillette.

« Si seulement, elle les avait enlevées. Enlevées, tapées, vidées. Qu’elle avait mis ses chaussons comme à chaque fois qu’elle vient ici. C’est quand même simple, non ? « Mets tes chaussons Anna ! ». Pfff, j’ai beau lui demander, elle ne le fait jamais. Et, c’est pas ma débile de soeur qui va éduquer sa fille. Mais, vas-y pour annoncer à ta frangine qu’elle éduque mal sa gamine. Tiens, en parlant du loup… ».

- T’aurais pas quelques biscuits quelque part, Fernand ? Pour les petits, balbutie la femme rondelette qui vient d’entrer dans la pièce.
- Non.

« Je les vois déjà ces petits, certainement en train de baver sur ma moquette… Ma belle moquette… »

- Fernand ?, insiste sa soeur.
- Je vais aller voir, grommelle l’homme en quittant le canapé trop poussiéreux à son goût.

Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour en taper les coussins, dehors, un à un. Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour aspirer toutes les traînées de sable qui serpentent dans son salon, suivant docilement les chaussures de sa nièce. Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour lui laver les mains à celle-là. A lui mettre même des gants, tiens. A l’idée que ses meubles et ses objets ne se feraient plus jamais manipuler par des doigts d’enfants crasseux et collants, Fernand sourit, Fernand s’extasie tout en faisant mine de chercher des biscuits qu’il sait qu’il n’a pas. Il tâtonne vaguement au fond des placards. Il farfouille timidement dans le frigo. Mais, très vite, son regard se fait happer par celle à qui il n’arrête pas de penser depuis ce matin. Elle est là, un peu molle, un peu dure, parfaitement galbée. Elle est là, à l’attendre sur le rebord de l’évier, encore immaculée. Fernand salive. L’excitation monte, devient incontrôlable. Après un rapide coup d’oeil par-dessus son épaule, après s’être assuré que sa soeur et ses rejetons sont toujours collés devant la télé du salon, il succombe. Sa grosse paluche poilue s’empare de l’éponge toute neuve sortie le matin même de son emballage. Oh, qu’il se rappelle de ses effluves de plastique trop longtemps étouffées, goulûment reniflées. A l’idée de nettoyer les plinthes, Fernand salive.

« Fernand ? », l’interrompt la voix trop fluette de sa soeur.

Forcé de se contrôler, l’homme se retourne, s’impatiente.

« J’arrive. », grogne-t-il vers le salon.

Il enfouit l’éponge dans sa poche avant que soudain, son attention se fasse attraper par les nombreux pots d’épices disposés sur une des armoires. Fernand succombe, Fernand fonce. Ses bras se tordent, tirent sur leur hauteur, agrippent chaque pot. Il classe, range, espace. Ses yeux se plissent, calculent l’espacement qui séparent chaque contenant. Le jeu commence.

« Entre celui-là et le pot de curry, 5,2 centimètres. Entre le pot de curry et le poivre de Sichuan, il faut que ce soit 4,3. 4,3 précisément. ».

Après dix longues minutes, les yeux de Fernand se déplissent. Son bras retombe. Essoufflé, l’homme se détend, se délectant de l’impression d’avoir accompli une tâche indispensable à la survie de l’humanité. Son regard se réhabitue à peine à son amplitude normale qu’il se fait appeler par le reflet trop flou du carrelage.

« Ce n’est pas propre. Ce n’est jamais propre. Tout ça à cause de ces rejetons… ».

Fernand râle et s’abreuve de sa râlerie. Puis, sa narine droite démange à nouveau. Une odeur colle. Un relent s’éternise. Un relent qui pue la mort, la fourrure qui suinte, la chair qui se décompose. Ça pue. Ça pue et ça plane, tranquille, hostile. A l’intérieur de Fernand, ça gronde. C’est la goutte de trop. La goutte qu’il lui donne envie de foutre tout le monde dehors pour nettoyer, enfin. Nettoyer, tout le temps, encore, toujours, comme il l’entend. Frotter, astiquer, aspirer, secouer, ranger, rincer jusqu’à ce que ça clinque, jusqu’il n’y ait plus de taches, ni dehors, ni dedans.  

Décidé, Fernand s’empare de l’éponge qui somnolait dans sa poche. Il la brandit, fier, marquant l’existence de gestes féroces et conquérants. Une béatitude inégalée l’inonde. Plus ses gestes sont larges et puissants, plus il est heureux, tout simplement. Il s’agite, vibre, souffle.

Frotte. Frotte. Frotte.

Il devine la transpiration qui dégouline de son front. Il la devine, mais ne la sent plus tant il s’applique à sa tâche. A ce stade, il ne s’enquiert plus de son visage tout rouge, tout enflé, de ses grognements nerveux, animales que nombreux qualifieraient de pathétiques. Il frotte et il aime ça. Il frotte et il est enfin lui.

« F… Fernand ? ».

Sur le pas de la porte, sa soeur et ses trois rejetons l’observent, la bouche bée, les yeux sidérés. Mais Fernand n’en a rien à faire. Il frotte et il aime ça. Il frotte et il est enfin lui.


 

Maniaque

LA COLLINE

 

Je venais de déménager sur la colline. Les rues, larges, laissaient la place pour une rangées d’arbres de chaque côté. Le climat tempéré et humide offrait à la végétation tout ce qu’il fallait. Alors, ces arbres étaient grands, feuillus, parfumés. Ils semblaient défier les baraques alentour, comme s’ils s’évertuaient à y maintenir docilement le béton.

« Là. Votre limite est là. », pointaient-ils rageusement.

Depuis mon emménagement, la solitude ne me pesait pas trop. Pas encore. Je craignais le moment où le vide de l’autre allait se faire ressentir. Mais jusque-là, je n’y pensais pas vraiment. J’appréciais mes contemplations matinales où je reluquais la danse végétale qui se jouait au fond du jardin. J’écoutais le cliquetis de la pluie en mangeant mon bol de nouilles froides et sans saveur. L’après-midi, j’arpentais le quartier. Au bout d’une semaine, plus aucune ruelle n’avait de secret pour moi. Je ne croisais jamais personne, à croire que la colline n’était habitée que par de timides fantômes. Toutefois, les lumières du soir qui s’échappaient des salles à manger et des salons, des chambres que l’on s’apprête à investir, témoignaient du contraire. Pour autant, pas une silhouette ne s’est dressée une seule fois lors de mes promenades. Probablement que la bruine ou le temps grisâtre les retenait à l’intérieur. Il faut dire qu’il ne faisait pas spécialement beau et bon. Mais, cela ne m’empêchait pas de sortir.

Mes journées étaient réglées comme du papier à musique. Le matin, je me prélassais après un réveil à l’aube. Je contemplais le dehors en savourant d’innombrables tasses de thé. Après, je me mettais à ranger, à déballer les cartons en prenant mon temps. Je vidai les caisses, je soupesai chaque objet de son lot de souvenirs à un rythme que certains auraient qualifié de lent. Je prenais le temps de placer chaque trouvaille là où je pensais qu’elle serait le mieux. Cela pouvait me prendre des heures pour trouver l’emplacement idéal d’un simple bibelot.

« Là ? Non, plutôt ici. En fait, certainement là. Pas ici. Pas par-là. Et sur ce meuble ? Mmh, essayons. »

Éreintée par tant d’hésitations, je me sustentais sans réfléchir au goût. De toute façon, la cuisine n’était pas encore installée. C’était nouilles froides et sans saveur tous les midis. Après un court morceau de Bach, je me préparai dans le couloir, gesticulant à mettre ciré et bottes, capuchon et sac à dos, avant de m’engouffrer dans le dehors pluvieux et humide, là où le vert éclatait. Secoué par le vent, le végétal parfumait abondamment les allées. La mélodie de ses bruissements parvenait sans pudeur jusqu’à mes oreilles et se mélangeait au grincement des lanières de mon sac. Les rues étaient plutôt pentues. Cela demandait un effort certain pour les gravir, mais aussi pour les descendre. La fine pellicule d’humidité qui stagnait sur chaque pavé rendait le tout glissant, dangereux. A chaque pas, surtout en descente, j’imaginais l’une de mes bottes valser vers l’avant, entraînant mon corps dans une chute violente et inévitable, mon crâne dans un fracassement fatal. La rougeur de mon sang inonderait le capuchon et je mourrais là, bêtement, solitairement. Mes fantômes de voisins ne me trouveraient sans doute jamais, trop timides que pour s’aventurer au-dehors (d’autant plus si une femme en ciré est couchée à même le sol et ne bouge pas). Je m’éteindrais dans les effluves de jacinthe étoilée en me disant que mes cartons demeureront à moitié déballés et que cela, c’est trop bête.

Je ne prenais pas de montre durant mes promenades. J’errais jusqu’à ce que l’envie de déambuler sans but s’amenuise. Cela avait été un paramètre très important pour moi, une sorte de ligne de conduite à laquelle je devais irrémédiablement me tenir. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être que j’avais besoin de me prouver que le temps m’importait peu, que l’ennui pouvait grignoter ma vie.

Pour faciliter ma marche, deux caps s’offraient à moi depuis ma nouvelle demeure: le haut de la colline qui me faisait prendre les routes en bord de mer et le bas de la colline qui me faisait traverser le « logis », une espèce de congrégation de maisons ouvrières toutes grises, toutes moyennes, toutes désuètes. Au début, je m’appliquais à faire chaque promenade un jour sur deux, comme pour respecter une certaine parité. Mais, à force, mes jambes m’entraînaient vers le bord de mer. J’avais, sans le savoir, pris goût à sentir la fraîcheur de l’iode claquer mes joues, la caresse de l’eau salée se mélanger à la pluie à la commissure de mes lèvres. Et puis, regarder le tumultueux, le tempétueux de la mer,  me rassérénait. En rentrant de ces promenades, je me disais que je pouvais mourir, que ça y était, j’avais tout vu. Ou en tous cas, que j’avais vu assez pour partir. Pour me casser la pipe sur le retour, pour glisser bêtement et rendre mon dernier souffle sur les pavés trempés de pluie en m’empiffrant de l’odeur des jacinthes étoilées.

Quand je rentrais, la première chose que je faisais était de poser mon regard sur l’horloge du couloir. Généralement, il était déjà tard. La nuit tombait en un coup, à une vitesse si rapide qu’elle me surprenait chaque soir, même ceux où je me préparais à son arrivée. Les maisons voisines s’allumaient alors en tous sens et je m’appliquais à faire de même. Puis, j’avalai mes nouilles froides et sans saveur. J’écoutai un peu la radio en regardant le dehors nocturne. Je ne captai aucune station en dehors de celle qui diffusait de la musique classique. Parfois même, les notes de piano se mélangeaient à un grésillement qui ne me dérangeait pas. Il suffisait que je bouge l’antenne de quelques millimètres pour qu’il s’en aille. Je m’empiffrais de bonbons à l’orange trouvés dans le débarras et probablement considérés comme trop peu ragoûtants par les anciens propriétaires qui les avaient abandonnés là. Engourdie par le sucre, je finissais par sombrer dans le canapé. Et ce que je trouve bien étrange, c’est que, bien que je ne me souvenais jamais d’avoir éteint la radio, chaque matin était silencieux. 

colline

CHRONIQUES D'UNE BIBLIOTHÈQUE À BOSTON

 

10/02/14


La jeune fille porte un gilet orange. Elle n’est ni belle, ni moche. Son gilet n’est, lui non plus, ni beau, ni moche. Debout, au milieu de la bibliothèque, elle secoue ses cheveux. Ils sont noirs, fins et lisses. Suivant le mouvement de son crâne parfaitement ovale, ils se dandinent. Ça lui fait penser à des serpents qui gigotent sur un sable trop chaud. Son regard part à la recherche de quelque chose. Il scrute. Il ne rebondit sur rien. Ça le fait sourire. C’est pénible, douloureux.

 

« C’est parce que tu souris jamais, crétin… », se moque la voix dans sa tête.

 

Il lui dirait bien d’aller se faire voir, mais elle a raison. Il ne sourit jamais. Et quand il le fait, c’est pénible, c’est douloureux. Au niveau de ses fossettes, la chair de ses joues s’accroche à son appareil dentaire.

 

« Silence ! », ordonne la voix dans sa tête.

 

Incapable d’expliquer pourquoi, il a donné à cette voix la tessiture de celle de sa mère. Ou peut-être qu’elle l’a prise d’elle-même. La jeune fille ni belle ni moche marque une pause au milieu de la bibliothèque. L’après-midi commence à tirer sur ses longueurs. Les gestes des étudiants qui se partageant les grandes tables de travail, commencent à être ralentis par la fatigue. Déformés par le trop plein de travail, leurs regards deviennent vitreux. Parfois même, endormis. Après un court instant, la main de la jeune fille ni belle ni moche agrippe le dossier d’une chaises. Sa main l’agrippe et la tire vers elle. Comme il le soupçonnait, la chaise est lourde et elle ne parvient qu’à la déplacer légèrement. Il hésite.

 

Devrait-il aller l’aider ? Serait-il capable d’aller l’aider ?

 

Son thorax bascule en avant, ses mains se détachent de son ordinateur, mais le frottement de son appareil dentaire sur l’intérieur de ses joues l’arrête.


12/02/14

 

Lorsque je suis entrée dans le grand bâtiment, je l’ai directement remarquée. Elle se tenait là, le dos courbé, les coudes appuyés sur le rebord en marbre. Elle était à l’étage supérieur, celui qui s’ouvre en plein cœur du dôme. Ceinturée dans un étroit uniforme bleu ou rose (je ne m’en souviens plus vraiment) qui témoignait de son métier, elle semblait lasse. Je n’aurais su dire de quoi. Peut-être, de son rôle dans ce bâtiment sans fin. Quand je l’ai remarquée, mon corps s’est engourdi de froid. Son chariot était arrêté contre son dos. Des balais et toutes sortes d’ustensiles de nettoyage la dépassaient d’une tête. Si quelqu’un l’avait regardée de manière très rapide, sûrement n’aurait-il pu apercevoir qu’un gros amas de choses informes. Sans doute aurait-il pris peur, pensant rencontrer un spectre qui surveillait la foule et la non-foule à l’infini. Moi, au contraire, je l’ai observée, elle qui observait. Peut-être observait-elle elle-même quelqu’un qui observait quelque chose à son tour. En tous les cas, je peux dire avec certitude que son regard n’était pas vagabond. Son regard n’était pas errant. Ce n’était pas un de ces regards qui caresse une foule sans pourquoi. J’ai continué ma marche tout en ne la lâchant pas des yeux. Puis, soudainement, de son étage supérieur, elle a surpris mon regard. Alors, nous nous sommes mutuellement observées. Ça a duré une brève seconde avant que je ne disparaisse dans le couloir. Pas besoin de mot, nous avions compris. Nous venions de nous connecter et malgré que nous ne nous connaissions absolument pas, que c’était la première fois de nos vies respectives que nous nous rencontrions, nous avions compris l’existence même du vide qui nous séparait, qui nous reliait.


14/02/14

Une silhouette allongée. Juste une silhouette allongée. C’est tout ce qu’il voyait d’elle de là où il était assis. Après avoir erré dans la pénombre de la ville qui semblait morte à cette heure reculée, ils étaient venus s’échouer là où il avait étudié tant d’années, dans les canapés d’une des salles de relaxation de la bibliothèque de cette célèbre université. Il aimait cette bibliothèque où il avait fait ses premiers pas d’adulte fraîchement débarrassé de son acné d’adolescent, poussé ses premiers cris d’étudiant ambitieux, où il avait fait jouir quelqu’un pour la première fois. Où il l’avait entrevue il y a cinq ans. Elle. Au premier abord, elle lui était apparue comme une femme distante, une femme austère dont le coeur ne battait plus. Une de ces femmes qui épousent avec fierté l’arrondi d’un mimosa les dimanches matins, en chantant à tue-tête l’absence de louanges qu’elles ont pour leurs ex-maris. Une âme perdue et torturée, en somme. Ils s’étaient rencontrés un soir alors que la pluie écrasait avec force la ville entière, alors qu’elle tapait rageusement la fine couche de glace qui étouffait momentanément la rivière Charles. Inquiet que l’averse ne tache son nouvel imperméable de jeune premier,  il s’était empressé sous un paravent aux abords du pont Longfellow. Il avait passé le temps en observant les va-et-vient des gens désespérés de trouver un abri de fortune pareil au sien.

« Espèces d’animaux effrayés, pathétiques. », avait-il pensé.

C’est alors qu’il la vit. Au milieu du pont. Elle se tenait debout et ne prêtait aucune attention à la pluie malgré que chaque goutte semblait la frapper violemment. Insensible à la nature qui essayait de la chasser, elle semblait savourer sa balade de fin de journée, s’arrêtant même un instant pour jeter son regard par-dessus le squelette d’acier. Il reposait alors avec légèreté sur la glace morcelée qui habillait la rivière. C’est à ce moment qu’il su que cette femme était l’une des femmes de sa vie.

BOSTON

LE RESTAURANT

 

J’ai rêvé de vous. Il faisait beau, très beau. Nous étions dans un endroit que je ne connais pas. Ce dont je me souviens, c’est que le tout était vétuste. Il y avait une bâtisse, une espèce de hangar aménagé sobrement en un restaurant. Devant, des pavés s’alignaient maladroitement pour dessiner un trottoir plus ou moins large. La ligne qu’il proposait était fuyante. Elle s’accompagnait d’une rigole mal définie dans laquelle s’entassaient quelques détritus ainsi que des mégots de cigarette. Mal à l’aise, je tirais nerveusement sur la laisse de mon chien. Il faut dire qu’il n’arrêtait pas de vouloir aller à gauche, à droite. C’est en le voyant forcer sur sa nuque pour renifler la moindre parcelle de matière que l’idée que l’endroit était loin d’être propre s’est renforcée dans mon esprit. Je n’avais pas envie d’être là, mais j’avais envie d’être avec vous. Joyeux, vos visages n’ont témoigné à aucun instant du même dégoût qui m’animait. Au contraire, on aurait dit que la vétusté de l’endroit attisait plutôt vos curiosités respectives. Trois contre un, je n’avais rien à dire, rien à redire. J’ai feint l’excitation, calqué les crispations de mon visage sur les vôtres. Je me suis emparée de vos mimiques, de vos gestes trop expressifs. Mime habile, je suis devenue vous. Je suis devenue votre joie, votre soif d’aventure, votre attrait pour l’inconnu.

Malgré la force de mon meilleur ami et sa grande taille, nous avons réussi à nous faufiler entre les tables du restaurant qui débordaient sur la terrasse. Sous mes pieds, je devinais les crachats et les cigarettes fraîchement jetés là par les nombreux clients. J’ai proposé que l’on s’installe au soleil, à l’écart de la foule oppressante. Tels des aimants à l’envers qui se repoussent, vous avez tiqué. Vos lèvres se sont pincées. Vos regards ont fui par-delà vos épaules, vers l’entassement d’humains grouillants et crachotants. Mon coeur s’est arrêté. Je venais d’échouer. Je venais de vous permettre de jeter un oeil sous le masque dont j’avais soigneusement habillé mes traits durant tant d’années. Non, en vérité, je n’étais pas comme vous. J’avais baissé ma garde, mon advertance et venais de vous servir sur un plateau l’opportunité de douter de moi, de la valeur de ma compagnie. Sans hésiter, vous l’avez saisie. Pour tout vous dire, j’aurais fait pareil. Vous n’avez pas eu besoin de dire un seul mot. L’air qui nous séparait tous les quatre a simplement modifié sa constance. Il n’y avait plus de « nous ». Il y avait « vous » et il y avait « moi ». L’un d’entre vous a proposé de s’installer à l’intérieur. Un doigt s’est pointé. « Là ». Ce mot, je ne l’ai pas compris. Il m’a encore plus buté dans mon consentement, il a encore plus renforcé ma solitude. Quelle idée de se cloîtrer à l’intérieur alors que pareil soleil étend ses rayons au-dehors ? « Pour une fois », ai-je eu envie de dire. Sans compter que pour le coup, l’intérieur ne renfermait que des fumeurs et fumeuses professionnels qui enchaînaient la clope en expectorant bruyamment des nuages de brume puante qui piquait les yeux. L’envie très forte de vous rappeler qu’aucun d’entre « vous » et « moi » ne s’adonnait à cet art et que c’était, dès lors, très paradoxal à mes yeux, m’a envahi. Toutefois, comme pour ravaler le désarroi d’avoir laissé échapper mon vrai visage, comme pour mieux digérer la rupture de nos existences parallèles, j’ai, à nouveau, feint. Nous nous sommes installés à l’intérieur. Mon meilleur ami s’est couché à nos pieds. Vous avez mis longtemps à vous décider. Omelette ? Oui, mais seulement si elle n’a pas l’allure d’oeufs battus. Toasts à l’avocat ? Oui, mais seulement si les tomates sont posées sur l’ensemble après cuisson. Vos questions et remarques incessantes ont nécessité à la serveuse quatre aller-retour entre notre table et la cuisine. Dépassée, je n’ai rien commandé. C’est en voyant vos plats arriver dans vos exclamations pas pudiques, que j’ai immédiatement regretté. Ce n’était pas que cela avait l’air bon. Au contraire, les oeufs, trop mouillés, me répugnaient de par leur viscosité. Et, il m’a suffi d’un coup d’oeil sur les toasts à l’avocat pour goûter le noir qui brûlait le pain trop sucré, sans parler de l’odeur de cendre froide qui se déposait sur les langues à chaque coup de fourchette. Mais, malgré tout cela, malgré mon incompréhension de vos choix, mon irritabilité et le mal-être que je ressentais à être précisément à cet endroit, je n’ai pu empêcher le regret de s’emparer de moi. Je ne vous ressemblais pas, je n’arrivais pas à vous ressembler et ça, ça me dévore.

Le restaurant

CLIGNOTANT

 

Quand il l’avait vue devant le bar, cela avait été le coup de foudre. Faut dire, elle avait répondu à tous ses critères de sélection.

Cheveux blonds en cascade - check
Seins pointus et fermes - check
Mélancolie au fond du regard - check

Il n’était pas le genre d’homme à avoir l’arrogance de ne s’en remettre qu’au physique. Toutefois, il n’était pas non plus le genre d’homme à nier que celui-ci avait son importance. Surtout pas quand celle qui l’attendait portait pareille robe en mousseline. Rouge. Toute échancrée. La pluie était drue. Elle n’avait cessé de tremper les passants durant tout leur repas. Derrière ses épaules au dessin presque parfait, il les avait vu s’enfuir, s’évanouir dans la nuit, par-delà les bruyantes verticales. Ils avaient attendu que le restaurant se vide pour poser leurs couverts, leur dernier verre. Non parce qu’ils avaient honte de leur premier rendez-vous, de leur rencontre sur le net, de leurs maladresses de débutant. Non parce qu’ils avaient honte d’être vierges, des espèces de puceaux jamais dévergondés. Cela s’était fait simplement comme cela. Ils avaient laissé passer le tintement des assiettes, l’ivresse des silhouettes. C’est la voix sirupeuse du serveur trop guindé dans le pathétisme de son costume qui les avait réveillé de leur silence. Détentus, ils n’avaient pas échangé mot pour autant. Faut dire, ils n’avaient pas échangé mot du tout. Ils s’étaient observés boire, manger.  C’est tout. A la fin, ils n’avaient juste pas voulu se séparer.

« L’addition ? ».

La voix sirupeuse du costume à deux balles résonne encore dans sa tête tandis qu’il glisse sur le trottoir mouillé à ses côtés. Sa robe en mousseline volette. Ses feulements accompagnent le cliquetis des gouttes restées après la pluie. Il ne connaît même pas son nom. Son vrai nom. Pour lui, elle est encore « Shiva1235 ». Sans doute, le restera-t-elle. Soudain, le bras de cette dernière s’arque et se lève. Un des faux ongles jaunes et interminables qui habillent le bout de ses doigts pointe une voiture. Il appréhende. Sur le haut de son crâne chauve, ça se trempe. Dans sa cage thoracique, ça tambourine. Elle s’engouffre derrière le volant. Elle l’invite. Elle le veut, c’est sûr. Dans la paume de ses mains, ça devient tout moite. Il déglutit et monte. Il monte et il espère. Le moteur se réveille. Les essuie-glaces se mettent à danser, à couiner. Dans son ventre, ça se noue. Ça s’enroule et ça se creuse. La carlingue vibre, le tout vrombit. Ça y est, sans crier gare, le premier tournant est déjà là. Il aperçoit sa main aux doigts jaunes et interminables. Elle agrippe le bâton. Le clignotant se met en route. Son coeur s’épuise. Verdict.

TIC TIC TIC.

Déception. Encore une fois, le bruit est à vomir.

« Arrête-toi. », ordonne-t-il.

Surprise d’entendre sa voix pour la première fois de sa vie, la femme ne ronchonne pas. La voiture freine dans un crissement agréable. Il descend sans lui jeter un regard.

Encore une fois, le bruit avait été à vomir. Toute sa vie durant, les trajets en voiture avaient été crispations, vertiges et espoir. Aucun des bruits de clignotant ne l’avait comblé jusque-là. A chaque fois, ce n’était pas qu’ils étaient insupportables, ils n’étaient même pas tous désagréables. Seulement, ce n’était pas les bons. Ce n'était jamais les bons.


 

clignotant

MÉLI-MÉLO

 

Depuis combien de temps attendait-il là ?

 

Aucune idée. Entre les parois de son crâne, juste une grosse bulle de rien qui pétait de temps à autre, quand elle devenait trop grosse.

 

PAC. 

 

Ça faisait un bruit assourdissant, un bruit qui raclait tout l’intérieur de son corps. A chaque fois, ça dézinguait tout. Pour s’en remettre, il se concentrait sur le va-et-vient de ses grosses jambes fripées et le ballotage de graisse de sa bedaine. Il suffisait d’un coup d’oeil pour deviner les plis dégueulasses de son T-shirt rouge qui dévalait depuis son torse comme une cascade que personne n’a envie de voir.

 

« Même pas Isabelle… »

 

Le prénom résonne. Ses pensées s’étirent, ses pensées se mettent à danser.

 

« Oh, Isabelle ! Oh, Isabelle ! Que tu es belle ! ».

 

Le bonhomme se ravise. Elle n’avait jamais voulu de lui. Elle ne voudra jamais de lui. Encore moins depuis qu’il s’était réveillé coincé dans cette caisse en bois. S’il elle le voyait à cet instant précis, l’auriculaire gauche curant allégrement son gros pif, qu’est-ce qu’elle penserait ! Lui qui n’avait jamais réussi à voir sous son chemisier. Faut dire, il n’avait pas pu résister à cette incroyable discrétion. Jamais connue, jamais égalée.

 

« Puis, sur son lit de mort, on a le droit de faire ce qu’on veut, merde ! ».

 

Et, justement, là résidait tout le méli-mélo qu’il n’arrivait pas à dénouer.

 

Etait-il mort ? Etait-il en train de mourir ?

 

C’est vrai, il y avait eu une crise cardiaque toute bête, toute conne. Même pas sur les chiottes, même pas devant des gens. Tout seul, derrière son bureau, alors qu’il posait la dernière pièce de sa maquette « Heller Air Force A-171 ». Pas rigolo. Quand il cherche avant, il voit sa vie, sa putain de vie jusqu’à ce jour, cette heure, cette minute, cette seconde. Cette fin. Cette fin qu’il regrette. Lui qui avait été espéré être le meilleur de sa classe, mais qui s’était entiché que d’une moyenne brouillonne. Lui qui s’était promis de battre tous les records à l’université, mais qui n’avait même pas été foutu de s’inscrire à une seule compétition. Lui qui avait tenté de séduire la plus belle des femmes de son bureau, mais qui lui avait aligné seulement deux mots durant ses quarante années de service. Lui qui avait rêvé d’avoir trois gosses, plein d’amis et un serpent comme animal de compagnie, mais qui s’était retrouvé tout seul jusqu’au jour de sa mort, jusqu’à cette dernière pièce en plastique blanchâtre posée sans détermination.

 

PAC.

 

Contre le bois, ses gros doigts poilus pianotent.

 

Et s’il n’était pas mort ?

 

Alors, il était dans de beaux draps, certainement coincé six pieds sous terre, bientôt dévoré par quelques bestioles gluantes et visqueuses dans le froid de l’indifférence.

 

« Et merde… ».

 

S’il tapait contre le bois, quelqu’un pourrait-il l’entendre ?

 

« Un de ces p’tites vieilles qui pourrissent le cimetière de fleurs, peut-être… ».

 

Ses doigts gros et poilus se regroupent, se referment. Le poing est formé. Pourtant, ça cogne pas. Le bonhomme ne lâche rien.

 

« Non, ça sert à rien, j’suis mort. J’ai crevé. ».

 

Ah oui, il se souvient. Il se souvient de toute sa vie avant que son coeur ne s’éteigne. Sa vie grandiose. Ses talents de musicien, son don de séduction, son aisance sociale, sa richesse pécuniaire, son goût pour les belles choses, la fascination et la jalousie des autres à son égard. Que du bonheur.

 

« J’avais été quoi déjà ? ».

 

Pilote de chasse, leader d’un groupe de musique célèbre dans le monde entier, politique adulé. Quatre femmes. Sept enfants. Dix serpents. Un chat, un chien. La vie de star, la vie de rêve. Il se souvient. Un sourire tord le gras de ses joues. Ça dessine des rides profondes, des rides qui marquent le temps.

 

« Mes porsches, mes belles porsches. ».

 

A qui les avait-il légué déjà ?

 

« Oh moins, j’ai fait ce qui me plaisir vraiment dans la vie. J’ai changé le monde. J’ai pas été un de ces mecs qui ratent tout, qui entreprennent rien. Des foutus moutons. Métro, boulot, dodo. Béééé. Bééééé. ».

 

Non, lui, il n’avait pas suivi. Il n’avait pas fait l’université avec des notes moyennes avant d’entrer dans une entreprise sans ambition et de travailler pour qu’un autre s’enrichisse. Il avait vécu la vie, la vraie vie. Il avait été libre. Vraiment libre.

 

« Putain, santé à moi ! ».

 

PAC

 

Il avait même été un grand sage, tiens. Le monde entier s’était intéressé à ses préceptes. Il avait été tout ce dont tout le monde rêve. Il avait été ce qu’il avait rêvé être quand il était enfant. Il avait sauvé le monde, rien que ça.

 

« Oh oui, c’est sûr, pas besoin de sortir de cette boîte. ».

 

PAC

 

C’est avec cette bulle. Cette bulle de rien-là que tout s’est compliqué. Que tout s’est renoué. Méli-mélo à vomir. Dans le creux de ses oreilles, entre les monticules de cérumen, ça crachote. La réalité s’imbrique maladroitement. Et avec, la frayeur de sa mort.

 

PAC

 

Il n’avait été qu’un mec banal, un mec sans rien de spécial.

méli

ELISE & NICOLAS

 

Dans sa bouche, sa langue claque pour la quatrième fois. C’est à cause du goût amer de son café. Debout derrière sa cuisinière, Elise touille. Son geste nerveux projette des arrondis ténébreux sur le plan de travail immaculé, tout bien rangé. Raclement de gorge. Sans succès, le goût amer est toujours là. Elise maudit. Elle ne sait pas qui, mais elle maudit. Peut-être le brouhaha qui anime le salon et qu’elle fuit là, terrassée dans la cuisine. Minuscule cuisine. Trois gamins, ça en fait du boucan. Un mari pas très présent, ça en fait du boucan.

 

Touille, touille.

 

Propulsion de gouttelettes. Flaques noircies qui s’échappent comme des pensées trop longtemps retenues. Soudain, alors qu’elle maudit, son coeur se déchire. Une pensée qu’elle fuit depuis longtemps vient de la traverser. Vertige. La cuisine a disparu. Le café trop amer aussi. On entend plus les trois rejetons trop bruyants. Le mari encore moins. Elise est en 1991. Le 16 juillet 1991 précisément. La mer claque. Les vagues grondent. Le ciel est bleu. Que bleu. Le vent chaud et iodé secoue les boucles brunes de l’adolescente qu’elle était. Seize ans. A peine seize ans. Déjà seize ans. Deux petites boules bien fermes pour poitrine. Un ventre tout plat, pas déformé pour un sou, pour un gosse ou même trois. Des jambes fines et élancées, bien dorées par le soleil. Et, un sourire. Un putain de sourire. L’adolescente qu’était Elise s’enfonce dans le sable, le marque de ses formes. Son maillot de bain tout mouillé colle à sa peau. Les rayons jaunes chauffent, échauffent. Elise s’enfonce dans le sable, puis aussi dans la somnolence, celle de la joie de ses seize ans, de ces vacances d’été annuelles à la côte, chez ses grands-parents, bercée par les conversations animées de ses amis. Pas de souci. Pas de vrais soucis. Juste savoir où boire un verre le soir, juste savoir quel est le meilleur morceau du moment, ou encore où déguster la meilleure glace. La chaleur écrase. L’iode palpite dans les narines. La liberté gonfle les poumons, l’innocence naïve aussi. Les vagues meurent mélodieusement, les goélands pleurent en chœur, les éclats de rires des copains attendrissent. Les bruits flottent, s’étirent et se déforment. Le temps se suspend. Elisa jurerait qu’il dure une éternité. Avoir seize ans pour une éternité. Soudain, une odeur. Une odeur de sueur un peu salée. Sans ouvrir les yeux, elle le renifle. Sans savoir que c’est lui, elle dissèque son parfum. Coup de coeur. Il tambourine. Il devient tout à coup trop petit entre les côtes. L’air manque. Les yeux s’ouvrent. Il est là. Grand, brun, musclé. Il est là, parfait. Coup de foudre.

 

Peut-on avoir un coup de foudre à seize ans ? Puis, au fond, c’est quoi une coup de foudre ?

 

Oh, et puis, on s’en fout. Le coeur bat. Le coeur bat fort, le coeur bat vite. Il s’appelle Nicolas. Il est là pour deux mois. Pendant le premier, on rôde, s’apprivoise, se contemple. On fantasme, encore et encore, le premier baiser, la première fois. On s’effleure en faisant comme si c’était pas fait exprès. On se dévore. Les coeurs s’emballent à chaque regard, à chaque rencontre, à chaque mouvement. Les bas-ventres se tendent, s’impatientent. On étouffe. On en peut plus. On suffoque. L’éternité de l’histoire est si belle, pourtant si douloureuse à la fois. On rêve que cela se passe, que quelque chose se passe. Pourtant, c’est la meilleure partie. Patience. Et puis non, trop difficile. Il nous faut goûter ces lèvres, cette peau, ce cou. Il nous faut renifler la nuque, enfouir son visage dans le creux de l’épaule, se blottir dans ces bras. Raconter ses rêves, partager ses secrets, et surtout le vertige incontrôlable de cette passion naissante. Quand il parle à une autre, Elise jalouse.

 

La préfère-t-il à elle ?

 

« Pas la jalousie, non, c’est trop dur. »

Pourtant c’est là. Ça grignote. Ça la change. Ça la piège. Elle l’aime, c’est sûr. Elle n’a jamais aimé, mais, elle l’aime c’est sûr. Elle le veut, elle le veut tout entier. Obsédée. Pendant les balades a vélo, elle zieute le dessin de ses muscles. L’air chaud fouette sa peau. Des taches de rousseur parsèment discrètement son torse nu. Son maillot colle sur le haut de ses cuisses.

 

« Sans freiner ! », hurle une de ses copines.

 

La pente se dévale dans des éclats de rire, des regards en coin. Il l’attend, en bas. Dans ses baskets à peine nouées, plein de sable. Toujours du sable, qu’importe le nombre de fois où Elise les nettoie. Sa peau a bruni. Ses boucles ont blondi. Elles viennent se coincer dans la longueur de ses cils, autour du vert flamboyant de ses yeux. Lui aussi, c’est tout vert, là, dans les deux boules de ses pupilles, au-dessus de ses lèvres rouges. Si rouges. Le vélo d’Elise vacille. Il la rattrape. Contact.

 

« Les gars, on va à la rivière ! Etienne a réussi à chourer des bières à ses vieux ! ».

 

Ils entendent, mais ils n’écoutent pas. Contact, enfin. Les cages thoraciques sont définitivement trop petites pour les coeurs. Ça cogne. Partout. Dans tous les sens. Dans la poitrine. Dans le short.

 

« On se voit ce soir ? ».

 

Il a lancé ça comme ça. Elle a compris ça comme ça. Pas avec les copains. Pas au bar. Pas pour discuter, non. Pour s’aimer. Avec ses grands-parents séniles, facile de faire le mur. Le rendez-vous est pris, à minuit, dans le cabine abandonnée au bout de la plage au milieu des dunes. Toute la journée, le temps passe vite. Trop vite. Le peur gronde.

 

Sera-t-elle à la hauteur ? Sera-t-il à la hauteur ?

 

Après plus d’un mois à se dévorer de loin, du coin, à fantasmer chaque rapprochement, Elise craint. En même temps, ça ne passe pas assez vite. L’aiguille de sa montre est grosse, lente. Elle traîne dans l’encadrement métallique. Avancer le temps et le ralentir, c’est ce qu’Elise veut à cet instant.

 

Est-elle prête ? Mais, prête à quoi ?

 

« A vivre l’amour de ta vie. ».

 

23h48. L’adolescente s’est préparée. Depuis 18h00, elle ne fait que ça, incapable d’attendre autrement. Elle a mis une robe, sa préférée. Elle a coiffé ses cheveux. Elle a sauté de la fenêtre de sa chambre. Pas haut. Elle a enfourché son vélo et dans la nuit fraîchement tombée, elle a roulé. Lentement. Pour contrebalancer la peur, l’impatience. Ça y est, elle est arrivée. Elle cale calmement son deux-roues sur la digue. Elle marche jusqu’à la cabine abandonnée. Elle hésite à entrer. Non, elle attendra dehors, discrètement assise entre deux bruyères. Le sable est glacé. Les mains moites creusent. Le coeur s’impatiente. Il devient fou. Soudain, il est là. Le coeur saute un battement. Il la cherche. Elle ne se lève pas tout de suite. Ne se dévoile pas tout de suite. Elle observe son envie de la retrouver. Elle devine sa taille, ses muscles, son odeur de sueur salée. Enfin, elle se décroche de la nuit. Il court. Il l’attrape. Ils fusionnent. Deviennent un. Les jours passent, trop vite. Les nuits encore plus.

 

« Rendez-vous dans la cabine abandonnée. », répètent-ils en boucle.

 

Plus si abandonnée que ça. Ils s’installent. Une stéréo, des cassettes. Des couvertures, des livres. Il amène des bougies. Elle, des coussins. Leur histoire s’empare du lieu.

 

D’autres histoires l’ont-elles fait avant la leur?

 

Le temps défile, le temps devient insaisissable. Elle l’aime. Elle l’aime à en mourir. Elle l’aime à en périr. A chaque coup d’oeil, à chaque caresse, à chaque frôlement, son coeur se déchire d’amour. Elise prie, supplie, tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes que le temps s’arrête. Qu’elle puisse à jamais vivre dans ses bras, ses étreintes, ses orgasmes, son odeur. Le creux de son cou, là où c’est tout chaud sous ses lèvres, là où elle devine les battements de son coeur. Elle ne veut pas le quitter. Jamais. Impossible. Trop noué. Trop mélangé. Pourtant, sans prévenir, comme ça, en un claquement de doigt, la dernière nuit est arrivée. Il part à l’aube. Il part avec le premier bus.

 

« Rendez-vous à la cabine. ».

 

Même plus besoin de le dire. Dernière fusion. On ne dort pas. On n’arrive pas à dormir. On s’étreint en silence. Rien ne bouge. Tout est mort. Plus rien n’existe. Le temps s’arrête, enfin. Il contemple les deux silhouettes emboîtées. Il contemple cette réalité devenue souvenir. Les deux êtres ne veulent pas se quitter. Pourtant, quelque chose dans la position de leurs corps témoignent d’une séparation imminente. Ils vont devoir se délier, se quitter, pour un temps inconnu, pour un espace inconnu. Soudain, un frémissement parcourt la pièce. Un frémissement parcourt le souvenir, le rend sec, amer. Il s’échappe des draps. Il s’est levé, détaché. Dehors, les premières lueurs annoncent l’arrivée du soleil, le départ du bus. Il ramasse quelques affaires dans cette chambre improvisée qui fut la leur. Cette chambre à présent vide. Vidée. Presque plus d’affaires. Presque plus d’histoire. Elise s’enfuit dans son coussin. Elle aimerait y disparaître pour toujours. Ne plus rien ressentir à jamais. Une fois habillé, il l’emballe de ses bras. Ses bras qu’elle a tant aimé. Qu’elle aime tant. Il l’enferme, la renferme, l’embrasse. Le coeur de l’adolescente se crispe. A l’intérieur, tout commence à s’effondrer. Jusqu’à la gare, personne. Pas de témoins de leur histoire d’amour amputée. Pas de témoins pour leurs adieux. Seulement le soleil levant. Le cris des martinets. Le grincement des vélos. Eux non plus, ils ne veulent pas. Ils ne veulent pas dire au revoir.

 

Devant le bus, avant qu’il ne vrombisse et ne s’essouffle, derniers moments, dernier baiser. On se dit qu’on va réussir à y survire. On ne se quitte pas des yeux. Ça y est, le gros bazar démarre et s’en va. Alors, on succombe. Tout est trop. Tout s’effondre pour de bon. Les jambes cèdent. L’air manque affreusement. On a envie de hurler. Pas de pleurer, non. Hurler. Il est parti. Une partie d’Elise est partie, pour toujours.

 

Comment survivre à son absence ?

 

« Les draps froissés par toi, par nous, par nos ébats. Tous nos lieux retombent dans l’immobilité.

 

Comment affronter ces lieux sans toi, sans toi près de moi ? La plage, le bar, la sandwicherie, la rivière, les ballades à vélo, le glacier ? Les rues, les jardins ? La cabine ?

 

Là-bas, plus aucune de tes affaires. Juste, le fantôme de ta présence, de tes livres, de ta musique, de ton odeur sur l’oreiller. »

 

Elise inspire. L’odeur du café trop amer s’engouffre dans ses narines, remplace celle d’une sueur salée. Elle n’avait plus pensé à Nicolas depuis un an. Record.

 

Qu’est-il devenu ? Est-il marié ? A-t-il des enfants ? Pense-t-il encore à elle ? A-t-il réussi à aimer quelqu’un d’autre ? A aimer comme ça ?

 

Elise touille. C’est nerveux, maladroit. Ça envoie valser tout un tas de ronds noirs sur le plan de travail immaculé, tout bien rangé. A l’intérieur, Elise s’effondre. Tout s’effondre. Ils n’avaient jamais réussi à se revoir. Ils avaient essayé un temps. Puis, il était parti étudier à l’étranger et elle n’avait jamais retrouvé sa trace, avait arrêté d’essayer.

 

BIP BIP BIP.

 

L’écran de son téléphone la réveille.

 

« Rappel: huit heures trente, il faut déposer les enfants à l’école, aller au travail à la banque. Pas oublier le rendez-vous avec chéri chez l’entrepreneur pour l’agrandissement de la maison. »

 

Elise s’active. La pensée est partie. Nicolas, aussi.

Elise

RODRIGUE ACTE 2

 

« Qu’est-ce que vous dites ? ».

Gaëlle se rebiffe. Elle a parlé trop fort, elle en est sûre. L’homme en face d’elle amorce un mouvement de recule qu’elle est incapable d’interpréter.

A-t-elle réellement parlé trop fort ? A-t-elle été impolie ? Sent-elle mauvais ?

« Ouais, c’est d’office ça, j’ai couru en sortant du métro… J’ai dû transpirer comme un phoque sous ma doudoune. C’est vrai que j’avais chaud. J’y ai même pensé quand je me suis mise à courir. J’aurais pas dû. ».

Gaëlle se dit qu’en même temps, elle n’aurait pas pu faire autrement. Elle était en retard, ou plutôt son métro était en retard, mais allez raconter cela à l’homme qui se trouve en face d’elle, de l’autre côté de l’imposante table en bois massif.

Qu’aurait-il dit s’il l’avait accueillie avec cinq voire dix minutes de retard ? Pire, qu’aurait-il pensé ?

L’envie de faire bonne impression avait taraudé Gaëlle toute la nuit. Agitée, elle n’avait cessé de se retourner. Boum d’un côté. Boum de l’autre. Son corps avait virevolté tant de fois dans les draps de lavande que Boris avait fini par plaquer sa main sur son épaule.

« Si t’arrêtes pas tout de suite, je te tue… », avait-il soupiré la mine déconfite, les mâchoires serrées.

Il faut dire que Boris avait un entretien d’embauche à l’aube, presque à la même heure que son rendez-vous à elle. Ils avaient pris le premier métro ensemble, avaient commencé à traversé Paris côte à côte avant de se séparer d’une bise mal donnée. Elle avait pris le second métro seule, accompagnée de bien trop de voyageurs, avant de s’encourir vers chez lui et de peut-être embrumer son intérieur de sa puanteur.

Aurait-il préféré qu’elle soit en retard que de supporter l’odeur de son corps ?

Chez lui, c’était petit. Minuscule. Quand il avait entrouvert la porte, elle avait directement su.

« Il doit pas gagner des masses… ».

Certes, il habitait un quartier pas trop mal fichu, mais quand même, son appartement (si on pouvait appeler cela un appartement) devait faire en tout et pour tout quinze mètres carré. Quinze minuscules mètres carré. Dedans, un canapé qui se dépliait sans doute en lit, un frigo tout petit, des taques de cuisson de camping, pas de toilette, pas de douche. Assise sur le canapé qui se déplie sans doute en lit, Gaëlle ne peut s’empêcher de frotter la moiteur de ses mains sur le haut de ses cuisses. A chaque fois, le jean’s accroche et produit un son un peu gênant. A chaque fois, elle a envie de certifier à son hôte que ce sont bien ses mains qui sont à l’origine de ce dernier. Pas « autre chose ». Ses lèvres s’ouvrent, sa bouche s’arrondit, mais la gêne freine. Dérange. Empêche.

« Hum. ».

Gaëlle s’est raclée la gorge pour combler le vide. Lui, en face d’elle, a l’air de s’en moquer. Avec douceur, il place des cartes sur la table qui les sépare. Des cartes, puis un pendule, puis une pierre. Brillante. Abyssale. Elle capte le regard de la jeune fille qui a la soudaine impression d’être aspirée au coeur même minerais. Apeurée par cet étrange appel, Gaëlle secoue son visage. Nouveau couinement de jean’s. Ses lèvres s’ouvrent. Sa bouche s’arrondit. Zéro son. Gêne maximale. Les joues rouges, la jeune fille est contrainte de calmer son émoi en faisant divaguer ses pensées.

« Peut-être qu’il gagne un max, et que du coup, il sait se payer un vrai bel appart et ce petit studio c’est juste son bureau. ».

Coup d’oeil alentour. A gauche, il butte contre un tas de vêtements soigneusement pliés. L’homme vit ici.

« Alors, peut-être qu’il s’est séparé de sa femme et que… », cherche encore Gaëlle.

Tout à coup, l’homme la fixe. L’homme s’est mis à la fixer.

Est-il capable d’entendre ses pensées ? A-t-il compris qu’elle le jugeait ou du moins qu’elle se demandait si sa femme (s’il en a une seulement) l’avait quitté ou s’il était simplement pauvre ?

Prête à prouver que la pauvreté n’est pas un problème pour elle, Gaëlle s’empresse.

« Vous êtes prête ? », la coupe l’homme avant qu’elle ne puisse grommeler quoique ce soit.

La nudité de son crâne dévoile sans pudeur les difformités de son arrondi. Sur les hauts de ses cuisses, les mains de Gaëlle se crispent. Couinement. Gêne. Joues rouges.

A-t-il quand même su lire ses pensées ?

« Pense à quelque chose de normal. Mais, c’est quoi normal ? Ça y est, je dois faire caca. Non, justement, pense pas à ça ! Normal, normal, normal. Qu’est-ce que je vais manger ce midi ? Je me demande à quoi il ressemble tout nu. Gaëlle, merde ! Tais-toi ! Sois normale ! Pense à Rodrigue, t’es là pour lui, après tout. Roh, il me manque. J’espère qu’on le retrouvera… Je me demande si ce mec est un charlatan ou s’il a vraiment des pouvoirs. Chut, il t’écoute peut-être ! Monsieur, si vous m’écoutez, je suis désolée, je ne contrôle pas mon esprit. Voilà, c’est bon, tu t’es excusée, tu peux penser à tout maintenant. J’espère qu’il va pas me demander plus de cent balles pour sa foutue séance. En même temps, s’il demandait cent balles, il vivrait pas dans une merde pareille. Tais-toi Gaëlle. Roh, monsieur, je suis désolée… Quand je suis stressée, je pense n’importe quoi. Et là, depuis la disparition de Rodrigue il y a deux semaines, je panique. Puis, faut dire qu’avec Boris, c’est pas la joie, et… ».

La jeune femme essaye de faire taire les voix qui se répondent malgré elle dans sa tête. Soudain, l’homme lui empoigne fermement la main. Surprise par un tel geste, Gaëlle se saisit. Puis, une étrange chaleur envahit son corps. Son corps et son âme. Alors, dans sa tête, les voix se taisent. Les voix se taisent enfin. Néant. Quelque part, une lumière. Paisible. Apaisante.

Rodrigue apparaît. Rodrigue dans les camélias. Rodrigue sur le canapé près du feu. Rodrigue qui ronronne. Rodrigue qui ronronne contre sa poitrine. Gaëlle sourit. Elle ne sait plus très bien si elle a les yeux ouverts ou fermés. Elle sourit et n’est plus là. Elle n’’est plus elle. Elle est son chat et elle court loin.

Rodrigue 2

LA TOUR

 

Elle est là. De nouveau. Comme tous les jours à dix heures. Elle trimballe la poussette avec la même nonchalance. De mon minuscule balcon, je ne la vois pas vraiment. Je l’aperçois tout au plus. Elle, elle ne pourrait même pas supposer mon existence. Pour cela, il faudrait qu’elle décroche son regard du parc, de son môme, de la poussette. Il faudrait qu’elle bascule son attention vers le haut, vers ce qui se trouve au-dessus d’elle. Mais les gens, ils ne font pas cela. Même moi, je ne le fais pas quand je vais à terre. Je sais que quelque chose au-dessus existe car j’habite dans cette tour. Cette tour grande et laide. Mais, si comme tout le monde j’habitais dans une petite maison flanquée d'hortensias roses et jolis, je ne penserais même pas que des gens m’observent d’en haut. Des gens ou d’autres choses. Les piafs, tiens. Ceux qui ricanent et qui se moquent depuis que le printemps a commencé il y a deux semaines. Le printemps ou l’été, en fait, on ne sait plus trop. Mais moi, je m’en fous. Du moment qu’il fasse assez beau pour qu’elle vienne. Que j’aperçoive son carrosse bancal déambuler sur le chemin du parc en contrebas de chez moi, que je devine ses yeux rieurs et verts. En vrai, j’ignore quelle couleur pigmente ses iris. Je les imagine verts, comme j’imagine que le môme embarqué dans le landau est un garçon. Un putain de rejeton qui beugle et qui chiale comme les gosses qui jouent sur le terrain de foot de l’autre côté de la tour. Parfois, j’hésite à gueuler qu’ils sont ridicules à chialer comme ça après un truc rond qui roule. Faut dire que moi, jamais j’ai chialer pour une balle. Moi, je chialais après les tartes de mon père. Et même, quand il a commencé à frapper plus fort, j’ai arrêté. Chialer ne servait à rien. Juste à lui donner envie de frapper plus fort. Ah, les ruades de mon père. Je le vois encore, du haut de son ivresse, se relever de son fauteuil pour me bourrer dedans sous l’oeil blasé de ma mère. J’avais beau lui lancer des regards suppliants, il me fonçait dessus comme un taureau mal luné, pendant que ma mère ne bougeait pas d’un poil, comme une pouliche mal baisée. Pire, elle me regardait non pas avec pitié, mais avec sévérité. Un sourire dégueulasse arquait son rouge à lèvres à deux balles qui débordait niaisement. Alors, l’odeur de sa perversité se mélangeait à celle de sueur, de bière et de sang qui émanait du corps de mon père et du mien. Je finissais tremblant, reclus dans une armoire. En été, j’y entendais même les piafs. Ces foutus piafs. Peu à peu, la peur est partie. Je ne faisais plus dans mon pantalon, je ne faisais plus dans mon armoire. Les coups volaient, je m’en foutais. Douce routine. Puis, ces deux-là ont fini par crever et j’ai hérité de ce minable flat au sixième étage de cette tour grande et laide. Seize étages qui s’alignent disgracieusement les uns au-dessus des autres, comme ça. Moi, je suis presque au milieu. De cette moitié péniblement pas atteinte, je vois le parc. Paf, en face de ma gueule, tout vert depuis deux semaines environs. La première fois qu’elle est apparue, c’était il y a six mois. La même poussette, le même air. Tous les matins depuis six mois, elle vient à dix heures. A dix heures pile, elle déboule du chemin et s’assied sur le banc en face de mon balcon. Et, elle attend.

Mais, quoi ?

Ça me dévore. A côté d’elle, sa poussette. Jamais vu l’intérieur. Jamais vu la tête du rejeton. Vu qu’elle vient depuis six mois, je suppose qu’il a six mois. Assise sur le banc, elle berce le tout, caresse du regard celui ou celle qui s’y trouve. Elle reste là trente, quarante minutes, sous le soleil de début de printemps, près du ruisseau qui clapote, sous le chant des oiseaux. Parfois, j’aimerais aller m’asseoir à côté d’elle. Rien dire. Seulement sentir. Le soleil sur ma peau, l’humidité du ruisseau, l’odeur de l’ail des ours. Son amour pour son rejeton. C’est peut-être ça qu’elle fait. Peut-être qu’elle n’attend personne, mais qu’elle reste juste là.

Elle finit toujours par se lever, elle finit toujours par s’en aller. Et alors, ces maudits piafs reprennent leurs moqueries. Je leur clouerais bien les becs. Puis, elle fait le geste que je ne comprend. Celui de trop. Elle tourne en rond. Ça me fait penser à mon père quand il tournait en rond dans le salon. Il bombait le torse et arpentait la pièce principale de notre flat, celui qu’il avait acheté dans les années 70. Qu’est-ce qu’il était fier de pouvoir dire à qui voulait l’entendre (et même à ceux qui en avait rien à foutre) qu’il avait pu se payer le sixième étage. Ce n’était pas le treizième, mais le sixième, quand même, ce n’était pas rien. Puis, on voyait le parc. On entendait les piafs. Ces foutus piafs qui rendaient ma mère folle. Qu’est-ce qu’elle n’aurait pas fait pour qu’ils clouent leurs becs. Mon géniteur, il adorait frimer quand il croisait la vieille du premier. Dans le rez-de-chaussée tout pourri, à la décoration franchement démodée malgré le flambant-neuf de la bâtisse, il bombait le torse, découvrait ses avant-bras pour dévoiler sa montre en même temps que ses tatouages. Ouais, lui, il avait pu se payer le sixième et à l’école, j’en étais fier. Je bombais le torse, je découvrait mes avants-bras flétris, je dévoilais ma montre en plastoche douteux. J’osais pas le dire à mon père, mais les autres, ils se moquaient. Ils se moquaient, comme les piafs, de notre sixième étage. De notre tour, même. Mon dieu, que je les ai envié. L’idéal de mon flat au sixième d’où on voyait le parc et on entendait les piafs a volé en éclats. Quand on croisait la vieille du premier, mon père avait beau frimer, ça ne me faisait plus rien. Pire, j’ai commencé à le trouver pathétique. C’est à ce moment que les raclées se sont intensifiées. Alors, quand elle tourne en rond comme ça, avec sa poussette toute grinçante, ça me fait penser à ça. Ça m’agace. Et puis je me souviens. Ses yeux verts. Le clapotis du ruisseau. La chaleur du soleil. L’odeur de l’ail des ours. Le chant des oiseaux. L’amour inconditionnel. L’amour pour de vrai.

 

Tour

OMBRE

C’est un sursaut qui réveille Hugo. Un sursaut brutal. Dans ses oreilles, plus de musique. Seulement le cliquetis d’un disque qui tourne et qui bute sur le faux silence de sa fin. Ça fait « TAC, TAC, TAC ».

Le corps a sursauté, le corps a tressailli, mais les paupières ne se sont pas ouvertes. Quand elles finissent par s’ouvrir, la vision est floue. Le garçon devine le noir qui a envahi son appartement. Il a soudain l’impression qu’une silhouette se trouve à côté de lui. Il force ses yeux à faire le point, mais ça ne vient pas. La vision reste floue, la silhouette est là.

« Il y a quelqu’un ? », dit une voix.

Après un moment qui résonne, Hugo comprend qu’il s’agit de sa propre voix. Il a prononcé ces mots sans même s’en rendre compte. Pire, il les a prononcé sans même les avoir pensé. Pourtant, il en est certain, la voix qui vient de briser le silence de la nuit est bien la sienne.

Est-il en train de rêver ?

Mal à l’aise, le garçon se racle la gorge. Dans le flou de son réveil nocturne, la silhouette s’approche de lui.

« Qui est là ? », insiste-t-il.

Sa voix trahit son inquiétude grandissante. Il tend l’oreille, attendant une réponse ou du moins, un bruit qui marquerait cette présence. Toutefois, aucun son n’arrive jusqu’à ses oreilles, même plus le « tac, tac, tac » de son discman qui bute sur la fin du disque. Le silence est total. Assourdissant. Sur son canapé, Hugo se relève. Sa vision devient nette. La silhouette qui s’élevait devant lui a disparue.

A-t-il rêvé ? Ou est-il encore partiellement immergé dans les bribes d’un rêve ?

Ces derniers l’ont peut-être suivi jusqu’à son réveil, là, dans son salon, entraînés par un retour trop rapide à la réalité.

« Sans doute. », se dit le garçon, embrumé par un sommeil trop profond.

Autour de lui, il n’y a que la nuit noire qui a plongé le port de Douarnenez dans une invisibilité certaine. Seules les veilleuses de quelques bateaux se devinent par-delà les fenêtres. Debout, Hugo inspecte l’appartement qui est récemment devenu le sien, figé dans l’ombre. Le contour des meubles et des quelques cartons qui lui restent à déballer se dessinent légèrement grâce à l’absence encore évidente de rideaux. Le garçon jette un coup d’oeil à la cuisine. Tout y est immobile. Tout y est affreusement silencieux. Pressé de trouver une quelconque trace qui confirmerait l’impression de présence qu’il a eu quelques secondes plus tôt, Hugo continue son inspection dans le couloir qui mène à sa chambre. Mais, tout est inerte.

Alors qu’il termine sa ronde, un détail persiste et creuse son inquiétude: le silence qui l’entoure. C’est un silence pénible, un silence qui gratte. Un silence qu’il n’avait jamais entendu auparavant.

Un silence aussi total est-il physiquement possible ?

L’index du garçon s’enfuit dans ses oreilles pour les secouer frénétiquement comme il avait appris à le faire lors des trop nombreux cours de plongée qu’il avait suivis durant son adolescence. Il force plusieurs bâillements. Rien n’y fait. L’atroce impression de surdité demeure, lui rappelant ces heures passées sous l’horizontale de la mer où le peu de sons qu’il percevait se faisaient engloutir par une bulle géante, comme s’ils devaient passer par une couche infinie de mondes avant de parvenir jusqu’à lui. Dehors, trois lampadaires éclairent le vide du port. Leurs halos recouvrent une partie de la marée qui s’écrase contre la pierre tout en dévoilant l’asymétrie des pavés humides. Le temps a beau filer, les sons ne parviennent toujours pas aux oreilles du garçon. L’angoisse est là, réelle, amère.

Est-il devenu sourd ? N’entendra-t-il plus jamais ?

Tourmenté, Hugo rumine.

Quel était le dernier son qu’il avait entendu ?

A l’idée d’avoir oublié la dernière sonorité qu’il avait perçue de sa vie, il est pris de vertige. A peine a-t-il le temps d’envisager d’être devenu sourd qu’un craquement s’élève derrière lui. Un craquement certain et franc qui contraste avec le silence et l’absence d’autres sons. Hugo fait volte-face. Il scrute le couloir. Il a alors l’horrible impression que quelqu’un se tient à l’autre bout de son appartement, juste devant la porte d’entrée. Ses yeux se plissent. Son coeur s’essouffle. Un second craquement retentit. Plus fort, plus brutal.

« Il y a quelqu’un ? », demande le garçon d’un ton qui trahit la peur qui monte en lui.

Avant même de se donner l’opportunité de se trouver ridicule à parler au vide, il remarque qu’il n’a pas entendu sa propre voix. Sa bouche s’est bien ouverte au rythme des mots prononcés, sa gorge a bel et bien vibrée, mais il n’a aucune certitude que ses paroles ont été dites. En effet, rien ne résonne, rien n’a résonné. Aucun écho ne témoigne de l’existence même de sa voix dans l’espace figé et sombre. Le garçon racle sa gorge. Pas un bruit. Il s’empresse d’enfouir à nouveau ses index dans ses oreilles tout en enchaînant les bâillements.

A-t-il les oreilles si bouchées qu’il n’entend même plus sa propre voix ?

Très vite, un nouveau craquement déchire son monde de silence. Comme le précédent, c’est un craquement lourd, franc. Le regard du garçon valse et se plonge dans l’ombre du couloir. Sa respiration se bloque comme pour empêcher que les va-et-vient de l’air ne le déconcentrent. C’est à ce moment que quelque chose bouge près de la porte d’entrée. Un éclair glacial traverse son échine.

Vient-il véritablement d’apercevoir un mouvement au fond du couloir ou est-ce son imagination, poussée par son réveil brutal, qui lui joue un tour ?

Immobile, Hugo ne respire plus. Une sueur froide glisse le long de sa colonne vertébrale. Elle paralyse chacune de ses vertèbres. Dans sa tête, fusent des millions de pensées.

Est-ce simplement l’ombre de Douarnenez endormie qui se projette là ? Ou s’agit-il d’autre chose ? Quelqu’un se tient-il réellement à l’autre bout de son appartement ? Et si oui, de qui s’agit-il et que veut-il ?

Immobile et glacé, Hugo scrute. La peur cogne dans son thorax. Elle brûle. Elle fait mal. Les yeux, trop peu habitués au noir, n’arrivent pas à toucher le fond du couloir.

Quelqu’un a-t-il profité de son endormissement pour s’immiscer dans son appartement ? S’agit-il d’un cambrioleur ?

Debout au milieu de son salon, face au couloir, le garçon essaye de calmer sa respiration qui s’affole.

L’autre le voit-il dans cette obscurité ?

« Evidemment qu’il te voit ! », l’effraient ses pensées.

Est-il en train de le regarder à cet instant précis ?

La terreur l’empêche de respirer. Puis, Hugo n’entend toujours rien. Le silence reste assourdissant. Il est agonisant. Le garçon tente de se déplacer lentement vers l’avant, mais l’immobilité l’a pétrifié. C’est seulement après des secondes qui lui paraissent interminables que son corps s’actionne. Il se meut avec hésitation, basculant son poids d’une jambe à l’autre tandis que ses yeux s’habituent enfin à la noirceur. Il parvient peu à peu à discerner ce qui se cache dans la nuit. Et alors qu’il s’avance, il aperçoit une énorme tache se déplacer furtivement au fond du couloir. Dans sa poitrine, son coeur se crispe. Il n’y a plus de doute, quelque chose, là-bas, a bel et bien bougé. Quelque chose qui n’est pas l’ombre projetée de la ville endormie. Quelque chose qui n’a rien d’humain.

« Qui est là ? », a l’impression de crier Hugo.

A-t-il prononcé ces mots ? Ou les a-t-il seulement imaginé ?

Le garçon se presse maladroitement vers le bout du couloir. Au fur et à mesure qu’il avance, il se rend compte qu’il n’y a que l’ombre de la nuit, comme si ce qui ressemblait autrefois à une silhouette monstrueuse a disparu avec la fugacité du mouvement même. Il arrive devant sa porte d’entrée dans un silence de mort. Ses pas ne produisent aucun son. Son premier réflexe est de plaquer sa main sur l’interrupteur à côté de la porte. Toutefois, qu’importe le nombre de fois qu’il appuie dessus, la lumière n’arrive pas. L’ombre plane et reste reine.

« Merde… ».

L’écho de sa voix n’existe toujours pas. Le silence étouffe. Hugo se tapote les joues pour se réveiller.

Finalement, n’est-il pas toujours en train de dormir ?

Sa main continue de jouer avec l’interrupteur dans l’espoir de voir la lumière faire fuir la noirceur de manière catégorique. Mais, rien ne s’allume. Le garçon, las, reste debout, ancré dans ce silence angoissant. C’est à ce moment qu’il la remarque, presque imperceptible. Si imperceptible qu’il croit, à nouveau, rêver.

Une respiration. Lente. Régulière.

Une respiration qui n’est pas le sienne.

Ombe

LE LENDEMAIN

 

09h15

C’est la lumière du soleil, déjà haut dans le ciel, qui réveille Mélody. Confortablement blottie dans son lit, la trentenaire s’étire, baille. Elle savoure la douceur de ses draps, l’odeur de lessive qu’ils dégagent. Coup d’oeil à l’horloge à côte de son lit. Avant, elle aurait été horrifiée. Avant, elle aurait bondi en panique hors du moelleux de sa couette. Elle aurait couru jusqu’au métro sans même prendre le temps de se doucher. Avant. A cet avant, elle n’y pense plus. Plus vraiment. La jeune femme se lève. Ses pieds nus arpentent le parquet de l’appartement qui lui a été attribué. 60m2 pour elle toute seule. Quand le groupe « Logement » a été créée au sein de la Nouvelle Société, celle qui a suivi la pandémie, Mélody a craint.

« Stop aux héritages, stop à la propriété privée ! Chaque habitation sera gérée par le groupe « Logement ». Des panels de citoyens tirés au hasard s’alterneront à sa gestion. Toute entité nécessitant un logement déposera un dossier et recevra plusieurs propositions. », avaient scandé ceux et celles qui avaient exigé l’éclatement de la société d’avant-pandémie.

Ce n’était pas que Mélody avait été réticente, non. Au fond d’elle, elle savait depuis longtemps qu’un changement global et total était nécessaire. Le monde partait en fumée, l’industrialisation et la globalisation avait affaibli honteusement la santé de la nature et celle des êtes vivants, dont les humains. Alors, Mélody avait rejoint ceux et celles qui avaient exigé un nouveau monde. On lui avait proposé cet appartement de 60 m2 situé dans la commune de Boitsfort, dans l’écoquartier B, celui connu pour ces vergers au milieu des avenues, ces innombrables potagers et jardins partagés, ainsi que le centre de méthanisation des déchets organiques qui permettaient d’alimenter les transports en commun de trois communes.

Dans sa cuisine, Mélody jongle avec de nombreux pots en verre qui renferment toutes sortes de graines et de féculents avant de trouver celui qu’elle convoite tant et qui est devenu une denrée rare. Le café. Elle ne se permettait plus que d’en boire deux par semaine. Au début, le changement avait été trop radical à son goût, mais pour le bien de la collectivité, ce sacrifice avait fini par paraître dérisoire. Il y en avait pas assez pour tout le monde, le café. Puis, le réduire était bon pour la santé. Cela avait été la même chose pour les barres chocolatées industrielles, les chips, les fast-food, et tous les produits transformés et produits à l’autre bout du monde à la chaîne. Ils avaient été tout simplement interdits lorsque des experts avaient pointé du doigt la corrélation entre leurs existences et les maladies et la pollution. Après tout, ceux et celles qui avaient été le plus touchés par la pandémie avaient été les diabétiques, ceux et celles avec de l’hypertension, ou des immunités déjà réduites par un train de vie composé de stress, d’un trop plein de travail et d’une alimentation industrielle. Alors, on avait tout banni. Adieu alimentation trop sucrée, sans goût réel et nutriments. Pour palier, chaque écoquartier de chaque commune était devenu son propre fournisseur de confiseries, de sucreries et de snacks en tout genre produits à base d’aliments sains. L’immunité générale s’était renforcée, les maladies avaient reculés.

Mélody, par exemple, échangeait des barres de shampooing qu’elle fabriquait elle-même contre les tartes de Roger. Le goût des framboises caramélisées pétille contre son palais. Mélody salive. L’odeur qui se dégage de son café moulu se mélange à celui, imaginaire, des tartes de Roger. Mélody sirote son nectar noir tout en prenant le temps d’appuyer sur le bouton d’énergie dont chaque habitation est pourvue et qui permet de redistribuer au réseau l’énergie non consommée et produite par les champs de panneaux solaires et d’éoliennes terrestres ou maritimes.

Au milieu du salon qui s’ouvre sur une large baie vitrée, le chat passe. Mélody le rejoint et contemple le jardin partagé en contrebas. Les enfants des voisins y jouent déjà, profitant du soleil d’été avant l’école qui ne commence qu’à 10h00. Leurs parents sont tranquillement assis sous les rayons et rigolent avec eux.

10h16

Dans la rue, plus de voitures. Toute la ville est devenue exclusivement cyclable ou piétonne. Seules les personnes en mobilité réduite peuvent utiliser des véhicules électriques mis à disposition par les communes. Les transports en commun circulent également, entièrement grâce à la bio-méthanisation des déchets organiques de tous les habitants. Dans la rue végétalisée, les enfants jouent sereinement, les familles et les groupes d’amis se promènent.

« C’est comme un dimanche sans voiture tous les jours ! », s’était réjouie la petite voisine du sixième.

Oui, c’était comme un dimanche sans voiture tous les jours et Mélody ne cessait de se demander pourquoi la ville ne l’avait pas fait plus tôt. Il avait fallu attendre une pandémie et des milliers de morts pour que l’industrialisation et la société du travail s’effondre. Pour que les habitants puissent enfin vivre leur vie. Leur propre vie. Plus de boulot jusqu’à pas d’heures pour qu’un autre s’enrichisse sans redistribuer ses richesses. Plus de vie de famille impossible. Plus de course contre la montre. Plus d’argent. Moins de pollution. Moins d’allergies. Moins de maladies respiratoires. On entendait les oiseaux chanter. On entendait les rires des uns, la joie des autres. On entendait le vent faire bruisser les feuilles, faire vibrer les carreaux des fenêtres dans les châssis, faire grincer les branches des arbres. On entendait le bourdonnement des insectes. Le grattement des écureuils. Le soupir de la nuit qui tombe.

10h30

- Salut Roger ! Je t’ai amené trois barres de shampooing pour toi, et dix pour le magasin !, scande gaiement Mélody en entrant dans la coopérative.
- Génial ! Prends une de mes tartes, je les ai déjà mises dans la vitrine.

Au milieu de tous les produits en vrac, la trentenaire se faufile jusqu’aux desserts. Tout en s’emballant d’un tablier, elle s’empare de son futur mets avant de rejoindre les autres coopérateurs.

- Tu vas pas le croire Mel, on a reçu des citrons !, s’écrie une sexagénaire au maquillage généreux.
- Des citrons ?

La jeune femme n’y croit pas. Elle s’empare du fruit au jaune éclatant tendu par son amie. A peine l’a-t-elle saisi que son odeur acide et généreuse l’enivre. Depuis l’arrêté international qui interdit tout transport de marchandises au-delà d’un périmètre de 5000 kilomètres, les rayons des coopératives ne proposaient plus de produits exotiques. Les fruits et légumes étaient produits localement, en saison, en maraîchage naturel dans des ceintures vertes qui avaient été aménagées autour de chaque ville. L’élevage avait drastiquement diminué, prônant une alimentation principalement végétarienne ce qui avait libéré énormément de terres pour le solaire, l’éolien et le maraîchage. Comme dans les petits villages de pays redevenus lointains, ceux et celles qui voulaient encore manger de la viande le faisaient occasionnellement, les jours de fête, de partage, de commémoration. Le bien-être animal était devenu le pilier principal de l’élevage. Et, les gens s’étaient rendus compte de l’absurdité de faire venir des kiwis depuis la Nouvelles-Zélande quand ils avaient découverts que ce petit fruit vert et sucré ne peinait pas à pousser en Belgique. Cela avait été une des premières choses que Mélody avait déballé de la journée. Des kiwis, encore, avait-elle même pensé.

- Les gens vont être contents !, s’enthousiasme-t-elle.
- Note que maintenant qu’on utilise la mélisse, je sais pas s’ils vont voir une différence…, rigole la sexagénaire. D’ailleurs t’as été voté au dernier référendum, celui sur la potabilisation de l’eau de pluie suite à la contamination des nappes phréatiques ?
- Évidemment ! Toi pas ?

Le sourire de la femme suffit comme réponse.

C’est quand le prochain ?, enchaîne Mélody.
Dans un mois. Le temps que le panel de citoyens du groupe « Politique » soient tirés au hasard. Ce sera sur le chauffage collectif en biomasse et il y en aura un autre sur la gestion de crise en cas de catastrophe naturelle liée aux changements climatiques.

A l’énoncé de ces deux mots, Mélody baisse le regard. La société avait bien changé des suites de la pandémie, entraînant une réduction des inégalités sociales, de la pollution, faisant disparaître le travail rémunéré, l’argent, la propriété, l’industrialisation, les transports de masse, mais pas les changements climatiques. L’être humain avait été trop loin. Toutefois, la Nouvelle Société avait insisté sur la résilience et la durabilité. On incorporait la question non plus comme un problème, mais comme une réalité. On se préparait. On se préparait pour une catastrophe, chez nous ou ailleurs, pour une nouvelle pandémie, pour une éventuelle guerre. Puis, l’environnement se portait bien mieux grâce à la décroissance imposée suite à la pandémie. Les écosystèmes avait repris leurs droits. A Venise, des milliers d’animaux et de végétaux étaient revenus dans les canaux après l’interdiction de la circulation maritime et des croisières.

« Plus de croisières, plus de camions, plus d’avions cargo. », avaient proposé la Nouvelle Société.

Des lignes ferroviaires avaient été ouvertes et les habitants du monde avaient été invités à ne prendre l’avion au maximum une fois par an et seulement si aucun autre mode de transport n’était possible. Les biens étaient quant à eux acheminés en train et parfois même en voilier. Et, avec l’arrêté qui empêchait tout transport de marchandises au-delà de 5000 kilomètres, la baisse généralisée de la consommation encouragée par la disparition de la publicité ainsi que la priorisation des besoins, cela n’avait pas été compliqué.

13h00

Mélody vient de quitter la coopérative, deux paniers bios dans les bras. Elle y retournera y travailler deux heures dans le courant de la semaine prochaine. En échange, elle recevra un nouveau panier de fruits et de légumes.

« Toc, toc ! », lance-t-elle en tapotant comme elle peut la porte de son voisin.

Celui-ci, octogénaire, ouvre lentement le passage.

- Merci, Mélody, soupire-t-il en la déchargeant d’un des paniers. Tu veux venir boire une tisane ? J’ai de la menthe du jardin.
- Ce serait avec plaisir, François, mais j’ai Philippe qui arrive dans une heure pour son cours de violon et j’aimerais manger au soleil avant.
- Tu donnes un cours de violon ? Chouette ! Je vais m’installer dans le jardin et vous écoutez jouer alors. J’aime bien entendre les notes s’échapper de chez toi. C’est beau.
- Tu sais, Philippe commence seulement, je crois que ça va plutôt être cacophonique, rigole Mélody.
- M’en fous. C’est beau quand même. Puis, faut pas lui en vouloir, Philippe, il est dentiste à la base.

14h30

C’est la fin du cours. Philippe fait résonner encore quelques notes, les dernières. Mélody ferme les yeux. Elle imagine François écouter la mélodie des accords brouillons à l’étage du dessous. Puis, elle se revoit avant. Musicienne pour un grand orchestre qui enregistrait inlassablement des morceaux écrits par des autres pour des autres. Elle jouait jusqu’à pas d’heures pour peu d’argent, elle qui avait toujours rêvé de vivre de son art. Ou plutôt de pouvoir vivre tout en pratiquant son art. Mais, il avait fallu en faire quelque chose de pécunier. Il avait fallu jouer pour vivre et non pas vivre pour jouer. Pas jouer comme elle, quand elle veut, où elle veut. Alors, cette joie qu’elle ressentait enfant quand elle touchait son violon avait disparu à petits feux quand elle avait accepté rentrer dans un moule. Celui de jouer du Vivaldi jusque tard dans la nuit sous les injonctions d’un directeur épuisé. Parce que c’est ça qui vendait. Puis, à Noël, les chants. Puis, au printemps, les opéras. Elle avait fini par abandonner ses compositions propres et la joie qu’elle ressentait en touchant un violon. Aujourd’hui, on lui proposait de jouer aux fêtes de l’écoquartier, et même des écoquartiers voisins. Elle se rendait souvent à Saint-Gilles, connu pour ses micro-brasseries et ses boulangeries artisanales, pour jouer à des évènements.

« Tu veux une consultation ou des points-coronas ? », l’interrompt Philippe dans sa rêverie.

Mélody atterrit. Entendre le nom de la pandémie qui avait changé le monde ne lui faisait plus rien. En l’hommage au monde d’avant et de ces morts, de tous ces morts, la Nouvelle Société avait proposé d’appeler la monnaie locale « Point-corona ». Dans cette sortie de l’industrialisation, chaque citoyen et citoyenne s’était vu proposé d’échanger leurs biens, leurs savoirs, leurs capacités, leurs métiers, leurs artisanats, leurs passions contre d’autres biens ou services, ou contre des points-coronas qui permettaient de susbsidier les arts et la culture, la santé publique, la recherche, la gestion de crises ou le service publique. Tous les trois mois, les citoyens et citoyennes pouvaient donné leurs points-coronas.

- Va pour une consultation, un petit check-up ne me ferait pas de mal. Merci Phil.
- C’est noté, répond son voisin avec un clin d’oeil.

16h30

Mélody paresse dans le jardin partagé de son immeuble. Le soleil brûle. Au bout de son transat, les enfants des voisins jouent près des bacs à compost. Elle a été les chercher à l’école alternative du quartier. Là-bas, on enseigne de tout, aussi bien les mathématiques, l’histoire, le français que le maraîchage, la science des émotions et de l’empathie, la cuisine ou encore que les changements climatiques, la résilience ou même la gestion de pandémie sans parler du théâtre, de la musique, de la bande dessinée et bien d’autres arts.

« Mélo, tu viens jouer avec nous ? », s’écrient les bambins.

La trentenaire bondit, laissant derrière elle son journal grand ouvert.

« Le Bruxelles de juillet 2021, un vrai miracle », titre ce dernier.


 

lendemain

LE CHIEN QUI ABOIE

Les rues sont vides. Il n’y a personne. Seule la pluie trempe les environs. Plus de foule, plus d’enfants qui jouent, plus de gens qui crient, plus de bus qui propulsent leurs souffles chauds dans une longue plainte, plus de klaxons stridents et agaçants, plus de mollards qui jonchent le sol et que l’on évite désespérément. Tout a été vidé. L’humanité s’est suspendue, se cloîtrant chez elle. Et chez moi, on est cinq: ma femme, mes deux enfants, le chat. On a lu partout qu’on allait retrouver du temps pour soi, que c’était l’occasion de profiter de moments en famille, de sortir de la routine du travail. Qu’on allait pouvoir faire du sport, plein de sport et regarder des films, plein de films. Ceux qu’on a pas vu et qu’on dit qu’on va voir depuis vingt ans. Que l’économie mondiale va ralentir, que la pollution, aussi. On nous a dit qu’on allait enfin prendre soin de nos enfants que l’on case sans cesse à la crèche, à l’école, chez les grands-parents.

« Vous avez voulu des bambins, et bien, pour une fois, assumez-les 24h/24. ».

Les gosses se sont mis à courir partout, à tout colorier, même les murs de notre soixante-trois mètres carré. Le chat qui ne sortait jamais, s’est mis à sortir tout le temps. Du haut de notre dixième étage, là où il va est un vrai mystère. Pas de jardin. Pas de terrasse. Même pas de balcon. Les gosses sont devenus fous. Moi, je le deviens. Depuis cinq jours, ils se sont mis à regarder dehors. Comme ça, sans rien dire, sans plus marmonner un mot. Au début, je les secouais pour qu’ils fassent autre chose. Autre chose que rester statique devant la fenêtre à contempler je-ne-sais-quoi. Autre chose qu’à perdre leur temps à ne rien faire.

« Allez faire les exercices que Maman vous a préparé ! », ai-je martelé en boucle.

J’entends encore ma voix naïve, peu scrupuleuse. Après cinq jours, je me suis agenouillé avec eux. Alors, j’ai vu. Le vent secouer les arbres et les détritus qui colorent la pelouse. Les pigeons s’emparer fièrement de la cour d’habitude bondée. La voisine solitaire promener son chien, un espèce de pékinois mal rasé. Puis, l’absence de voiture aussi. L’absence de mouvement. L’absence d’être humains. Il n’y avait personne et pourtant, qu’est-ce que ça grouillait ! Ça grouillait, ça pullulait, ça fourmillait. J’ai commencé à m’installer là tous les jours, avec mes enfants, sous l’oeil vindicatif et déconcerté de ma femme.

« Sam, bouge ton cul, fais un puzzle ou n’importe quel jeu avec les petits… Mais, restez pas là à rien faire ! », m’ordonnait-elle.

Pourtant, nos trois minois étaient incapable de faire autre chose que de ne rien faire. On restait là, devant la fenêtre à regarder, à écouter le temps s’étirer, le temps disparaître. Il n’existait plus. Il nous avait libéré. Derrière les bars d’immeuble, un chien s’est mis à aboyer. Les premiers jours du confinement, ça m’énervait. Ça m’énervait terriblement. A présent, cet aboiement est devenu un curieux point de repère dans ma contemplation.

Quand le soleil est haut derrière les nuages - le chien aboie.
Quand le soleil est bas derrière les nuages - le chien aboie.

Ces sessions d’aboiements durent ce qu’avant j’aurais autrefois identifier comme un laps de temps de trente minutes. Trente minutes durant lesquels le canidé tente désespérément d’obtenir l’attention de ses maîtres ou, au contraire, de s’en échapper. En tous cas, trente minutes durant lesquels il dit quelque chose que je ne comprends pas.

Que dit ce chien ? Qui est-il ? Qui est son maître ? S’agit-il du chien de la voisine solitaire que j’aperçois en promenade tous les jours ?

Peut être que sans le savoir, j’entends et je vois ce chien dans tes temporalités différentes. Quand il est promené, il n’aboie pas. Quand il n’est pas promené, il aboie. Aujourd’hui, comme tous les jours depuis des jours, je colle mon visage à la fenêtre. Le chien n’aboie pas. Dans mon ventre, une boule grandit. Elle appuie sur mon intestin, elle appuie sur mon foie. Je n’arrive pas à m’en débarrasser.

Pourquoi le chien n’aboie-t-il pas ? Est-il parti ? Est-il mort ? Ses maîtres l’ont-ils abandonnés ?

Après tout, combien d’histoires d’abandons n’ai-je pas entendu depuis le début de la pandémie. Certains habitants, terrifiés par l’idée d’attraper le virus, auraient jeté leurs chiens et leurs chats par-delà les balcons. Je regarde mon chat. Ou plutôt, l’endroit où s’étale mon chat d’habitude car il n’est pas là. Lui, il s’en est allé de lui-même par la fenêtre. Où il se rend demeure un mystère, mais je sais qu’il reviendra. Pas comme le chien. Je me tourne vers ma fille, vers mon fils.

L’inquiétude de ne plus entendre un chien que je ne connais pas se lit-elle sur mon visage ?

Mes enfants ne me rendent même pas mon coup d’oeil, trop occupés à s’ancrer dans leur propre imaginaire.

« Eliott, t’as entendu le chien aujourd’hui ? ».

En disant ces mots, je surprend ma voix rauque, éteinte, comme si elle n’avait pas été utilisée depuis des siècles.

Depuis combien de temps n’ai-je pas parlé ?

Soudain, j’ai peur. J’ai peur de perdre la tête. J’ai peur d’avoir perdu la tête.

Depuis combien de jours sommes-nous confinés là ?

« Dix. », répète la voix dans mon crâne sur un ton rassurant.

J’inspire. J’expire. Enfin, mon fils m’accorde un peu d’attention, sans doute excédé par mes souffles bruyants.

- Quel chien ?, maugrée-t-il, pas content d’avoir été interrompu dans sa rêverie.
- Ben le chien qui aboie tous les jours là, tu vois le…
- Papa, y’a pas d’chien.
- Ouais, papa, y’a pas de chien, répète ma fille en arborant le même air las que son frère.

Pas d’chien ? Comment cela se peut-il ?

Je suis pourtant sûr d’entendre un chien tous les jours quand le soleil est haut derrière les nuages et quand il est bas derrière les nuages. Je déglutis. Ça fait mal. C’est douloureux. Comme si j’avais amassé trop de salive et que devenue solide, elle râpait ma gorge entière. Soudain, je l’entends. Je l’entends aboyer, enfin. Le noeud dans mon ventre se délie. La pression sur mon foie et mon intestin disparaît.

« Là, vous entendez ? », je m’enthousiasme, virevoltant vers mes gosses.

Je perds pied. Le coup est dur. Je titube. A côté de moi, pas de gosses. Plus de gosses. Derrière, plus de femme. Plus d’appartement. Plus rien. Juste, quelque part dans le néant, un chien qui aboie.

« WOUF, WOUF, WOUF. ».

Je tombe au sol.

Que vient-il de se passer ? Où sont mes enfants ? Ma femme ? Ma vie ?

Soudain, j’ai neuf ans. J’ai neuf et je suis dans le jardin de ma grand-mère. Son petit chien, retenu par une laisse, m’aboie dessus. Je panique. Malgré son entrave, j’ai peur qu’il me saute dessus. Mon père a eu beau me répéter que je suis plus fort que lui, qu’il est tout petit, mon cerveau ne cesse d’attirer mon attention sur le fait que moi aussi, je suis tout petit. C’est l’été. Les oiseaux chantent. Les insectes volètent ça, là. Les fleurs répandent généreusement leurs parfums. Le brouhaha des barbecues du dimanche et des jeux d’autres enfants me parviennent depuis les jardins voisins. Il se mêle à la conversation animée de ma propre famille qui déjeune près des muguets. Assise dans son éternel transat qu’elle emmène partout dès qu’il fait beau, ma grand-mère m’octroie d’incessants clins d’oeil. Des clins d’oeil complices qui veulent dire tout un tas de choses.

« On va bientôt manger, Sam, t’inquiète pas. ».

« Les grands papotent, mais amuse-toi, profite du soleil, profite du jardin. ».

« Je t’ai préparé une salade de fruits comme tu les aimes pour le dessert. ».

Décorée de plein de bijoux, mon aïeule resplendit. Je souris.

« WOUF, WOUF, WOUF. », répète son petit chien.

Je fais un bond en arrière. Comme mes enfants, comme ma femme, comme le virus, il a disparu. Je n’en reviens pas. Tout devenu blanc. Tout est devenu rien. Même moi. J’ai quinze ans. Entre mes côtes d’ado boutonneux, mon coeur palpite. Ma main se rapproche de celle de Cindy. Trop moite, elle laisse une trace un peu gênante sur le cuir du canapé. On regarde la télé. Ou plutôt, on fait semblant de regarder la télé, car tout ce qui nous importe vraiment, c’est le glissement de nos mains qui s’opèrent discrètement sur le cuir du canapé. Dehors, le malinois de ses parents aboie bruyamment. Entre mes côtes, mon coeur est à deux doigts d’exploser. Et même si je n’ose pas regarder Cindy, je devine le tambourinement pas du tout contenu de son excitation. Les joues enflammées, encombrées de gêne brûlante, je maintiens mon regard sur le carrelage immaculé du salon. Contact imminent.

« 3, 2, 1. ».

Le malinois ne s’arrête pas. Mon coeur, oui. Ma main a harponné celle de Cindy. Un creux déforme le bas de mon ventre. Soudain, l’énorme chien bondit sur la fenêtre. Je sursaute en lâchant toute emprise.

« WOUF, WOUF, WOUF. ».

Mes meilleurs amis ont pris la place de Cindy. Un banc, celui du canapé. Il est cinq heures du matin et on refait le monde, là, au milieu d’un parc du centre ville. C’est la fin du printemps. Il fait chaud, il fait humide, et aucun d’entre nous n’a envie de rentrer chez lui.

« Je peux encore te gratter une clope, Sam ? ».

Je tends mon paquet de cigarettes avant de me recoucher sur mon banc au-dessus du border collie de mon meilleur ami. Dans le ciel, le soleil étire ses premiers rayons. Des avions parsèment déjà leurs traînées au-dessus des arbres. J’empoigne ma cannette de bière, la plie légèrement entre mes doigts de jeune vingtenaire et étanche ma soif d’une bonne rasade. Elle est plate et chaude, mais tellement agréable. C’est la bière de mes vingts ans, celle que je bois en toute circonstance, celle que je bois avec mes potes. Ceux qui ont toujours été là, ceux qui seront toujours là, même quand je serai marié avec des rejetons, avec un boulot-métro-dodo qui m’éteindra à petit feu. Ceux qui regarderont mourir ma créativité, mon rêve secret de devenir dessinateur de bd, mes envies de voyage, en chuchotant à demi-mot qu’il serait peut-être temps de me rappeler que la vie, c’est pas seulement courir après le temps et regretter tout ce que l’on a choisi.

« WOUF, WOUF, WOUF. ».

Mes potes, ceux qu’à vingt ans je pensais pour la vie, ne sont plus là. A côté de moi, ma femme encombre le canapé de son gros ventre. Sous mes doigts déjà usés par le boulot, mon futur fils bouge dans tous les sens. Les larmes inondent mes yeux. Mon coeur se serre si fort que j’ai l’impression de mourir.

« C’est pour quand alors Sophie ? ».

Dans six jours, normalement. Dans six jours, normalement, je vais devenir père. Je vais devenir père, pour de vrai. Et, je n’ai aucune idée de ce que cela implique. Le chien de ma belle-soeur aboie, tout guilleret qu’il est de recevoir de la visite. Il bondit si haut qu’il manque de renverser la théière sur la table basse. Ma belle-soeur le congratule d’une caresse qu’il prend à peine le temps de recevoir.

Qu’est-ce que diraient mes amis d’avant s’ils apprenaient que je vais être papa ? Que font-ils à ce moment précis ? Qui sont-ils devenus ?

Le petit roquet de ma belle-soeur tourne autour de la table, courant à toute patte après une balle.

« WOUF, WOUF, WOUF. ».

Couché sur le tapis de mon salon, je me réveille. Ma fille sourit dans son berceau. Mon fils me grimpe dessus en hurlant de rire sous l’oeil complice du chat. La sonnerie de téléphone interrompt l’aboiement du chien du voisin. Ma femme accourt. Décroche. Me regarde. Ses traits se tordent. Sa grimace est laide. Elle n’a pas besoin de dire quoique ce soit. J’ai compris. Mon père est parti. Mon père est parti pour de bon. Il n’y aura plus jamais de non-dits entre nous. Il n’y aura plus jamais de silence pesant entre nous. Il n’y aura plus jamais de « nous ».

« WOUF, WOUF, WOUF. ».

Je suis devant la fenêtre, agenouillé près de mon fils, près de ma fille. Depuis trois mois, un virus grignote le monde. Depuis dix jours, on ne sort plus. Les rues sont vides. Il n’y a personne. Seulement la pluie qui trempe les environs. Plus de foule, plus d’enfants qui jouent, plus de gens qui crient, plus de bus qui propulsent leurs souffles chauds dans une longue plainte, plus de klaxons stridents et agaçants, plus de mollards qui jonchent le sol et que l’on évite désespérément. Tout a été vidé. L’humanité s’est suspendue, s’est cloîtrée chez elle. Quelque part, un chien aboie. Un chien aboie et il m’entraîne dans mes souvenirs, la mémoire de ma vie. Le temps s’arrête, le temps s’étire. La fenêtre dévoile les premiers rayons du printemps. Alors, je ne suis plus ce quarantenaire vissé à sa chaise de boulot, à sa chaise de bureau. Je ne suis plus ce quarantenaire fatigué par deux rejetons, par une histoire d’amour négligée. Je ne suis plus ce quarantenaire confiné chez lui pour un temps indéfini, témoin d’un monde qui s’effondre. Je suis un enfant dans le jardin de sa grand-mère. Je suis un ado dans ses premiers émois. Je suis un jeune adulte avec les amis de sa vie. Je suis un père en devenir. Je suis un fils en deuil. Et, je suis tellement plus.




 

Le chien

JUSQU'À CE QUE NOUS NE NOUS SOMMES PLUS AIMÉS

 

 

« Pourquoi t’as encore le numéro de ton ex dans ton téléphone ? ».

Je lui ai balancé ça comme ça. Ça faisait deux heures que la question brûlait mes lèvres, mais je n’avais pas envie de paraître chiant. En fin de compte, je n’ai pas résisté. J’ai baratiné, j’ai évoqué un resto mexicain un peu pourri où on avait été manger avant de me lâcher. Maintenant, ses yeux noirs m’épient depuis sa frange stricte. J’hésite à la relancer.

Ai-je bien fait d’ouvrir ma gueule ?

Je culpabilise déjà même si au fond de moi, je sais que je ne devrais pas. Après tout, c’est le psy qui l’a dit.

« Communication ! », n’arrête-t-il pas de marteler à tout-va.

Alors, ça y est, je communique.

« Pourquoi t’as encore le numéro de ton ex dans ton téléphone ? ».

Et maintenant, j’ai l’air con. J’ai l’air d’un con. Un peu arrogant, beaucoup trop jaloux. De ses yeux noirs, fourrés là sous sa frange stricte, elle me toise. Elle, la femme que j’ai aimé. Elle, la fille que j’ai désiré. Avant, ses yeux n’étaient pas aussi noirs. Pas du tout, même. En réalité, ils sont verts. Un beau vert un peu foncé. Un beau vert qui s’éclaircit les jours d’été. Les deux premières années de notre histoire, le vert pétillait même. Si fort. Si intensément. Comme le jour de notre rencontre, un lundi de printemps. Paris bouillonnait, Paris se réveillait. L’hiver, comme chaque année trop long, avait eu son coup de grâce. Le coup fatal, celui qu’on sait qui va faire taire la pluie et le gris, la neige et le froid, pour un bon de temps. Le printemps était là et émerveillait les rues. Timidement, les feuilles naissaient au bout des branches. Bruyamment, les oiseaux chantaient leurs tirades longtemps retenues. Les manteaux épais, trop lourds à porter, avaient laissé place aux vestes légères, aux cous dénudés. Ça et là, des fleurs affichaient la couleur encore hésitante de leurs pétales. C’était mon premier jour au bureau. Je venais de finir mes études et j’avais eu la chance d’être embauché par l’entreprise dans laquelle j’avais effectué mon stage. Devant la porte d’entrée, celle qui coulissait à chaque passage, je me suis arrêté pour prendre une profonde inspiration. L’odeur un peu humide de la Seine m’a écoeuré, m’a poussé à entrer. C’est elle qui m’a accueilli. Plus âgée, elle m’a directement impressionnée. Envoûtée. Je suis tombé amoureux là, sur le paillasson. Ça m’a mis des mois avant d’oser faire un pas vers elle. C’était à la fête de départ d’un collègue. Totalement saoûl, je lui ai fait du rentre-dedans. Evidemment, ça n’a pas fonctionné. Mais, à partir de ce moment-là, les choses ont changé. Elle savait que je l’appréciais. Que je l’appréciais, vraiment. A la fête de Noël, c’est elle qui est venue vers moi, les yeux bien verts, bien pétillants. Ce soir-là, on est rentré chez elle. On a couché ensemble. Je n’en revenais pas. Je couchais enfin avec la fille sur qui je fanstasmais depuis un an. Celle à qui je pensais à chaque fois que je me masturbais. C’était nul. Je ne sais pas si c’était moi, ou elle, ou nous. Mais, ça a été nul. Par le suite, au bureau, je faisais tout pour l’éviter, m’engageant dans des discussions interminables avec des collègues irritants ou dans des détours sans queue ni tête qui me faisaient seulement perdre un temps précieux. Finalement, elle est revenue vers moi sans relever le fait que notre première fois avait été un désastre. Même à ce jour, on en a jamais parlé. Mais, je sais qu’elle m’a trouvé nul. Elle ne le dit pas, c’est tout. Après un mois d’idylle, je suis venu m’installer dans son appartement, rue des Mimosas. On faisait l’amour (un peu mieux que la première fois), on cuisinait, on chantait, on dansait. Mais, au fil du temps, sans trop savoir pourquoi, ses yeux ont perdu leur vert. Ils sont devenus noirs. Jour après jour. Heure après heure. Comme si notre amour, notre espèce d’amour avait écopé d’un sursis dont je n’avais pas été mis au courant. Je lui ai proposé de se marier. On s’est marié dans le Sud, près de chez ses parents. Je lui ai proposé d’avoir des enfants. On en a eu deux. Deux filles, grandes aujourd’hui. Et en cours de route, on s’est éteint. Aujourd’hui, alors qu’elle est assise en face de moi dans ce café miteux de la place Saint-Jean, je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment.

Qu’ai-je fait de mal ? Quand a-t-elle arrêté de m’aimer ? Pourquoi a-t-elle arrêté de m’aimer ?

La vérité est qu’elle a rencontré quelqu’un. Un autre. Et, ça me dévore. Je ne vais pas mentir, moi aussi j’ai pu faire quelques écarts. Mais, seulement des choses sans lendemain. Des choses qui n’emportaient pas mon amour ou le vert de mes yeux. Que ce soit une ancienne copine de la fac, une collègue de travail, ou encore la pharmacienne, personne n’a réussi à me détacher de mon amour de jeunesse. Mais, elle, elle, je sais qu’elle est partie depuis longtemps. Qu’elle s’est détachée de moi. Alors, la folie s’est emparée de ma tête. J’ai cherché, épluché toutes les rencontres qu’elle avait faites dans sa vie. Sa vie entière. J’ai énuméré chaque homme avec qui elle avait pu avoir une interaction, même brève. Lui, lui, lui. Je les ai suivi, épié, surveillé. Certains diraient que je suis extrême, moi je pense que je suis amoureux. Fou amoureux. Un jour, la clé de l’énigme est apparue alors que je consultais son téléphone. Un prénom. Pas n’importe lequel.

« Thibault. ».

Thibault, c’est son ex. Le seul avec qui elle a vécu une histoire d’amour, avant moi. La rage a formé une grosse boule dans mon bas-ventre. Je n’ai pas réussi à déserrer les mâchoires jusqu’à notre arrivée place Saint-Jean. Et là, elle ne répond toujours pas. Elle ne va pas répondre. Ou alors, elle va me dire que c’est pas le même Thibault. Que son ex, elle ne l’a jamais revu. Que ça fait trente ans, au moins. Que tout ça, c’est dans ma tête. Je la vois déjà.

« M’enfin Fabrice, pourquoi je reverrais Thibault ? Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Le numéro que t’as vu, c’est un nouveau client de la boîte. Tu veux que j’appelle Léa pour qu’elle te le confirme ? Ce sera pas la première fois… ».

Ses sourcils cachés s’élèveront d’un air las. De cet air là qui me hante depuis des mois, des années. Une vie. J’ai beau ragé, elle ne dit rien. Elle ne dit plus rien. Maintenant que je communique, enfin, elle, elle se tait. Pourtant, lorsque notre psy a commencé à parler de communication, elle a souri, je l’ai bien vu. Tiens, elle se lève. Elle s’en va. Je n’y crois pas, elle s’en va, sans même me répondre, sans même me parler. Je n’ai pas le choix. Je ne réfléchis plus.

« Elle le mérite. », assure la voix dans ma tête.

Ça y est, elle est dans sa voiture. La porte a claqué. La porte s’est renfermée. Elle est coincée. Sans réfléchir, je déverse mon bidon sur le capot. Je craque une allumette. Elle a compris. Elle essaye de s’enfuir, je bloque la porte. Je reste à côté d’elle pendant que tout s’enflamme. Pendant que tout s’embrase. A travers l’orange virulent, j’aperçois ses yeux noirs. Noirs et terrifiés, pour une fois. On aurait pu continuer à s’aimer.

« Mais, elle n’avait pas qu’à… », chuchote la voix dans ma tête.

Et, c’est vrai, elle n’avait pas qu’à.

aimés

LA MAISON

 

D’abord, il y eut les De Jonghe. Ce furent les premiers. Les tout premiers. Ceux qui me construisirent, ceux qui m’érigèrent. Je fus le fruit de leurs désirs, de leurs pensées. La maison de leur rêve avec des poutres en bois ça et là, de la brique bien rouge pour les murs, des cheminées dans toutes les pièces pour avoir chaud, de belles corniches pour en mettre plein la vue au reste de la rue, du parquet en bois massif tout doux sous la plante nue des pieds. Des moulures au plafond, des moulures en façade, des moulures sur les portes. Des moulures là, là, et là aussi. Que j’étais colorée. Ma façade flamboyait avec le soleil levant, avec le soleil couchant. Les volets bleus qui paraient mes fenêtres copiaient tantôt la couleur d’une belle journée, tantôt le vert maussade de l’étang voisin selon l’humeur du ciel. Les inserts en pierre qui interrompaient la monotonie de la brique dévoilaient fièrement leurs mines grisonnantes. Que j’étais majestueuse avec mes deux toitures, avec ma porte cochère. Pour m’élever du sol, m’ériger du rien, cela mit un an. Alors, quand les De Jonghe purent enfin s’installer, la joie fut grande. Immense. Pour eux, pour moi. Au début, ils n’étaient que deux. Astrid et Jacques. Avec Astrid et Jacques, le tourne-disque ne s’arrêtait jamais. Ni les après-midis d’hiver, ni les matinées de printemps, ni les soirées d’été, ni les nuits d’automne. Astrid et Jacques étaient des gens qui adoraient voir d’autres gens. Dans leur grand salon, venaient et allaient des collègues, des amis, des voisins. Pas de famille. Non, Astrid et Jacques avaient coupé les ponts avec leurs géniteurs respectifs qui, si j’ai bien compris à l’époque, n’avaient jamais approuvé leur union. Quelques années seulement après ma construction, Louis arriva. Puis, Jean. Puis, Artémis, un labrador. Gros et noir. Mou et lent. Doux et câlin. Avec les De Jonghe, les années sont passées trop vite. Très joliment. Je me souviens de la chorégraphie sans fin du tourne-disque, des notes de musique classique, des pas petits et vacillants des enfants, des ronflements du chien. Je me souviens de Jacques qui s’appliquaient à déboucher mes corniches et à nettoyer mes fenêtres après ses longues journées éreintantes de travail. Je me souviens d’Astrid berçant Jean et Louis à pas d’heure, avec pour seuls complices le noir de la nuit et les grincements muets de mon parquet. Un matin, les enfants partirent, l’un devenu médecin à la ville et l’autre devenu pharmacien au village. Proches de ses vieux jours, Jacques n’eut d’autres choix que de me vendre, trop en faillite.

C’est Madame Loulou qui me racheta. Avec elle, ce ne fut pas de tout repos, je peux vous l’assurer. Madame Loulou, c’était quelqu’un de cocasse. Pas réservée pour un sous. Le genre de personne qui aimait chanter à tout heure, sobre ou non, joyeuse ou triste, seule ou accompagnée. Elle repeint toutes les pièces de mes entrailles. Que j’étais bariolée ! Chaque chambre, sa couleur. Rose. Jaune. Bleu. Vert. Rouge. Noir, même. Mes corniches, elle, elle n’y faisait pas attention. J’ai connu tellement de fuites avec Madame Loulou que j’ai arrêté de les compter. Comme Astrid et Jacques, Madame Loulou aimait inviter des gens. Beaucoup de gens, tout le temps. Elle aimait aussi boire son café en regardant la prairie voisine par-delà mes fenêtres quand elle ne faisait pas jouer les notes blanches et noires de son immense piano ou quand elle n’était pas occupée à dévorer quelques romans de gare près du feu qui crépitait en mon coeur. Ce qu’elle aimait aussi, Madame Loulou, c’étaient les hommes. Impossible de savoir précisément combien d’entre eux ont foulé mon porche, tant ils furent.

Avec cette mégère excentrique, on a passé quelques années, folles et tranquilles à la fois. Puis, il y eut la guerre. Toutes les maisons de la rue furent détruites. Seule survivante, j’ai dominé le pavé, frimeuse au milieu des ruines de mes anciennes voisines. Madame Loulou en a profité pour cacher des choses dans mes caves. Des choses ou des gens, les corps blottis dans le noir, les peurs serrées en mon sein. Quand les bombardements se sont tus, Madame Loulou est partie, emportant avec elle les notes joyeuses de son immense piano et l’un de ses hommes. Après son départ, je suis restée vide un temps qui ressemblait à s’y méprendre à une espèce d’éternité. Le tourne-disque des De Jonghe s’est alors remis en marche au milieu du néant qui m’habitait, lorsque ce n’était pas la voix stridente, joyeuse ou triste, seule ou accompagnée, de Madame Loulou qui se réveillait ça ou là. Dans mes corniches, le temps s’est accumulé. Brun. Compact. Il a fissuré le bois de mes châssis, laissant entrer le vent d’hiver avant que les Martin ne déballent leurs cartons pas si nombreux.

Les Martin arboraient la tête de ceux qui triment toute leur vie sans jamais en profiter. Sans profiter de rien. S’ils ont pu s’offrir ma prestance, c’est seulement parce que Madame Loulou m’avait négligée. Trop strictes, je ne les ai pas apprécié. L’homme buvait, l’homme criait. La femme ne disait rien. Les quatre pauvres enfants subissaient, avant qu’à leur tour, ils ne se mirent à crier ou à ne rien dire. Tous, sauf Lisa, la petite dernière. Lisa, elle passait ses journées à errer dans chacune de mes pièces. A chantonner comme l’avait fait Madame Loulou. A rire comme Astrid et Jacques. Elle caressait mes murs, chuchotait des mots d’une voix doucereuse. Elle s’imaginait trouver des portes secrètes, des passages clandestins. Elle rêvait de dépoussiérer un autre monde. Autre que celui offert par ces parents trop usés par la vie, autre que celui offert par ces frères et soeurs trop usés par leurs géniteurs. Enfant fougueuse, elle courrait pieds nus partout, abandonnait ses jouets dans tous mes recoins, coloriait en cachette sur mes murs, allait couper des fleurs dans le jardin pour parer chacune de mes chambres de leurs couleurs, de leurs odeurs. La petite fille qu’elle était saisissait furtivement des moments de la vie des De Jonghe et de celle de Madame Loulou. Elle semblait apercevoir ces histoires-là, ces souffles de vie avant de marquer à son tour mes entrailles de sa propre existence, de ses propres souvenirs. Un automne, Lisa tomba malade. Elle ne courut plus. Ne coloria plus. Ne chanta plus. Son père a continué à boire et à crier. Sa mère a continué à ne rien dire. Au coeur de l’hiver, Lisa s’est endormie dans le salon, sur le canapé de mauvais goût dont d’habitude le père ne décollait pas une fois rentré du travail. Elle s’est endormie et ne s’est jamais réveillée. Elle n’a plus jamais chanté. Elle n’a plus jamais palpé mes murs de ses mains d’enfants, pressée de découvrir l’autre monde. Je n’ai plus jamais senti l’odeur des fleurs fraîchement cueillies. D’elle, il ne restait bientôt plus que les souvenirs qu’elle avait laissé en moi. Le parquet griffonné. Les fleurs fanées. La trait marquant sa taille sur le mur de sa chambre. Après sa mort, plus personne n’a crié. Tout le monde s’est mis à ne rien dire avant de s’évanouir ailleurs.

Le départ des Martin n’a pas été marquant. Le souvenir de Lisa, de sa dinette et de ses rêves d’enfant errait entre mes murs, se mélangeant aux chants de Madame Loulou et à la musique classique d’Astrid et de Jacques. Très vite, le violon des Pereira s’est incrusté. C’est Alexandre, l’aîné, qui passait son temps à en jouer. Il s’entraînait si fort que je l’ai cru fou. Il jouait le jour, il jouait la nuit. Il jouait pendant que ses frères tapaient la balle au fond du jardin, pendant que son père carrelait les murs, couvrant les couleurs de Madame Loulou. La mère, il n’y en avait pas. Je n’ai jamais su pourquoi. Simplement, elle n’était pas là. Même pas en photo. Même pas en pensée. Tue. Tuée. Effacée.

Les avait-elle abandonnée ? Etait-elle décédée comme Lisa ?

Pas de chien. Pas de chat. Juste un hamster, pauvre bête disputée par les trois garçons de la fratrie. André, le père, seul capable de ramener à l’ordre la bande d’ados qui composait le bercail, m’a offert une nouvelle beauté. Une si nouvelle beauté ! Les vieux lustres croulants, vendus pour une bouchée de pain, ont été remplacés par des néons tout beaux, tout neufs. Dernier cri. Pareil pour la porte cochère qui a laissé place à une magnifique baie vitrée gourmande de lumière. Basta les volets bleus trop usés, bonjour châssis en aluminium. Adieu parquet, vive la moquette et le carrelage. André passa ses années à m’améliorer, me peinturlurer, me bichonner pendant que ses trois ados se transformèrent en de jeunes adultes. L’un se maria, l’autre parti à l’étranger. Alexandre resta là, à jouer de son violon pendant que son père vieillit. Son père vieillit tout en continuant à me chipoter. Encore, et encore. Jusqu’au jour où il tomba de ma toiture la plus haute. Le jour où il partit pour la maison de retraite, il versa une larme en caressant pour la dernière fois ma porte d’entrée, la porte de la maison de sa vie. Je me souviens de sa grosse main potelée. De cette main qui m’avait façonnée. A nouveau inoccupée, je me suis abandonnée à la mémoire de mes murs. L’amour des De Jonghe est revenu, tout comme les rires de Madame Loulou, les secrets de Lisa et les larmes d’André.

C’est alors que les Adrienssens ont débarqués. Enfin, les Adrienssens-Nguyen. C’est ce que disait la plaque qu’ils avaient accroché à côté de ma porte le jour où ils ont investi mes lieux. Cela, ils l’ont fait rapidement, sans attendre. Je fus dépoussiérée en un weekend. Un peu de bricolage par-ci, beaucoup de déco par-là, et voilà que j’accueillais Bernard et Thuy. Tous les deux dentistes, ils travaillaient dans le même cabinet et passaient ainsi leur temps ensemble. Tout leur temps. La nuit, le matin, la journée, le soir. Ils dormaient ensemble, se réveillaient ensemble, mangeaient ensemble, travaillaient ensemble et rentraient ensemble le soir. Je me souviens du crissement des pneus de leur voiture sur les graviers de l’allée. Les enfants, déjà grands, n’habitaient pas avec eux, mais venaient tous les dimanches midi pour le barbecue familial, le spaghetti bolognaise de Bernard ou la Pho de Thuy. Comme ils ramenaient leurs bambins respectifs, ça criait, chantait, hurlait, pleurait, riait, courrait dans tous les sens, me donnant l’impression que d’un coup, un seul, toutes les histoires qui avaient peuplés mon intérieur resurgissaient au même moment. Certains des petits-enfants jouaient au violon ou au piano comme l’avait fait Alexandre et Madame Loulou, d’autres partaient à la recherche du même monde que celui dont avait rêvé Lisa, d’autres encore regardaient la course infernale des gouttes sur la baie vitrée les jours de pluie comme l’avait fait Jean. Certains des enfants se réunissaient secrètement, s’inquiétant de l’état vieillissant de tel parent ou tramant les prémices d’un anniversaire surprise, tandis que les autres allaient lire paisiblement dans le salon comme l’avait fait Astrid, ou fixaient sans le savoir l’endroit où Lisa avait un jour gribouillé le plus beau dessin de sa courte vie. Les deux chats, eux, roupillaient au même endroit qu’Artémis. Exactement au même endroit, là où où le soleil s’invite généreusement dans l’arrondi de mon oeil de boeuf, juste à côté du chauffage qui n’avait pas bougé d’un millimètre depuis ma construction, devant ce chauffage qui était une des dernières choses originelles. Une de ces choses originelles dont les Adrienssens-Nguyen ne questionnaient pour le rien du monde.

Savaient-ils seulement que ce chauffage avait été posé par Jacques De Jonghe plus de quatre-vingt ans auparavant ?

Je ne comptai plus les dimanches. Le temps fila. Il fila si vite qu’un jour je me rendis compte que Thuy avait enlevé les carrelages amoureusement posés par André Pereira et fait pousser une glycine le long de ma façade. C’est au moment où je me rendis compte de tout cela que Bernard tomba malade. Contrairement à Lisa, sa disparition prit des mois. Des années. Ce n’est que lors d’une nuit bien noire qu’il partit. Seul, dans son lit, sa mort contrasta avec sa vie, loin des dimanches bruyants et bouillonnants. Loin de ses enfants et de sa femme qui dormait dans une autre chambre depuis qu’il s’était mis à se lever sans cesse, trop malade. Il s’en alla solitairement dans le noir nocturne et silencieux. Un parquet craqua là. Une porte grinça.

Thuy vieillit avec moi. Les enfants, âgés à leur tour, ne vinrent plus les dimanches. Les petits-enfants devenus grands, non plus. Mieux à faire. Avec Thuy, on rendit notre dernier souffle presque ensemble. Le temps nous effaça un peu en même temps. L’intérieur fut le premier à rendre l’âme. Mes moquettes, décrépites, se désagrégèrent sur le parquet rongé. Mes murs, fissurés d’infiltrations successives, s’effritèrent à de nombreux endroits. La façade qui avait tenu bon jusque-là succomba à son tour. La glycine, morte depuis longtemps, fut définitivement arrachée. Plus de mauve l’été, plus de vert le printemps. Mes tuiles devenues manquantes à tant d’endroits, enterrèrent définitivement mes rêves d’allure. Le rouge de mes briques, pitoyable après toutes ces années, ne flamboyait plus avec le soleil levant, avec le soleil couchant. Thuy partit une matinée d’été, alors qu’un merle chantait sur la plus grosse branche du grand chêne du jardin. Son souffle rejoint celui de tous ceux qui m’avaient un jour habité. L’odeur de sa Pho, les secrets rageusement gardés de la fuite de son pays, ainsi que la solitude de ses jours vieillissants qui n’avait cessé de s’étirer se mélangèrent à tous les autres fantômes. Et, alors que dans le vide qui m’habitait, dans le néant de mes tripes, tous les occupants de mon existence se partageaient l’espace, qu’importe le temps, je tombai en ruine, comme l’avait fait mes voisines depuis reconstruites. Je tombai en ruine, renfermant à jamais tous mes secrets, toutes ces vies que j’avais, un jour, enveloppées.

 

Maison

ENFERMÉE

 

Dehors, la neige tombe. Les flocons sont épais, nombreux. Ils strient le ciel de part et d’autre de l’ouverture offerte par la fenêtre. Elsa fronce les sourcils. Sous la tempête, des silhouettes colorées filent. Là. Là. Là aussi. Rien à faire de la tempête. Du vent hurlant. Du mur de neige qui noircit tout. Elles foncent à tout-va, coup de bâton à droite, coup de bâton à gauche. Elsa souffle. Elle vide ses poumons jusqu’à les comprimer, pressée par l’envie de vider ces deux gros ballons de tout l’air qu’ils n’aient jamais contenu, qu’ils n’aient jamais retenu.

« T’y vas alors ? », demande l’adolescente en ne se retournant même pas.

Il ne répond pas. Pas tout de suite. Elle l’entend chipoter, elle l’entend se préparer. Le frottement de son pantalon et de son anorak fait frscht, frscht, frscht.

« Oui. Ils disent que ça va se lever dans l’heure… La neige va être par-faite ! J’vais pas rater ça ! ».

Elsa a l’impression que ses poings se serrent sur le faux-cuir de son fauteuil, en même temps que ses mâchoires qui se pressent si fort l’une contre l’autre que ça grince dans son crâne.

« Sauf… Sauf si ça te dérange que j’y aille ? », reprend soudain Julien.

Elle s’y attendait. Evidemment qu’il allait lui demander la permission. Evidemment que tout le monde lui demande la permission depuis trois semaines.

- Tais-toi, marmonne Elsa.
- Qu’est-ce que tu viens de dire ?
- Rien, murmure l’adolescente avant que son compagnon ne puisse mesurer l’ampleur de son irrationalité. C’est bon, vas-y.
- T’es sûre ?

De l’autre côté de la fenêtre, la taille des flocons qui s’élancent dans le vide du ciel diminuent. Le soleil perce la couche de nuages là, là et là aussi. En un claquement de doigt, le ciel est devenu bleu. Bleu et rayonnant.

« Comme tu veux… », chuchote Julien.

Frscht, frscht, frscht fait son pantalon. Elsa devine sans peine son mouvement de recul. Il s’éloigne. Il s’apprête à sortir. Il s’apprête à sortir et il en a envie. Elle le sait. Elle le sent. Et, elle le méprise pour cela. Elle aimerait lui dire que non, ce n’est pas comme elle veut. Elle aimerait lui dire que non, il ne devrait pas aller goûter la neige. Il ne devrait pas avoir le droit de goûter à la neige. Il devrait rester avec elle, encore.

«  A toute à l’heure, Elsa. ».

Il ne camoufle même plus la lassitude avec laquelle il a soupiré ces mots. Dos à lui, elle ne répond rien. Elle se délecte de ne rien répondre. Elle le jalouse et s’en veut de le jalouser. Après tout, il n’y est pour rien si elle ne peut pas sortir. Mais qu’importe, elle ne peut s’empêcher de lui faire payer. De lui faire payer et de s’en réjouir.

« C’est lui ou un autre… ».

Révolue, l’adolescente jette son regard par la fenêtre. Les pistes se sont empiffrées de neige si grotesquement qu’elles portent ce matin la honte de leur aventure nocturne, cette aventure de trop. Le moelleux de la poudreuse dessine de gros paquets ça et là. Pouf, pouf, pouf fait le skieur qui s’y dandine avec un déhanché harmonieux. Le soleil resplendit, éblouissant les tas blancs. Sur les débords de la fenêtre, les stalactites se mettent à fondre. Ploc, ploc, ploc, murmurent les gouttes qui se succèdent au même endroit. Les remontées mécaniques enchaînent les tours. Elsa écoute leur roulis imaginaire. Soudain, dessus, une doudoune rouge et solitaire.

La retrouvera-t-elle plus tard en train de descendre la piste ?

Elsa s’impatiente. Dans son siège, elle se crispe. Elle essaye de se crisper. Comme à chaque fois depuis trois semaines, elle est incapable de déterminer si elle y est parvenue ou non. De l’autre côté de la fenêtre, le ciel est bleu. Pas un nuage. Juste, les montagnes qui s’étirent. Blanches. Un peu brunes, un peu vertes. Sur elles, ça, là, des remontées mécaniques, discrètes mais quand même là. Des télésièges, des tire-fesses, des oeufs. La foule a commencé à s’amasser dessus. Elsa l’aperçoit se dandiner au bas des pistes dans le mouvement perpétuel et nonchalant des bottines de skis. Les silhouettes penchent d’un côté, de l’autre. Clac, clac, clac font les bottines. Elsa déglutit. C’est bien une des seules choses qu’elle parvient encore à faire. A sentir. A ressentir. Elsa déglutit mais déjà, la salive dépasse sa gorge. Sa salive dépasse la gorge et disparaît là où un jour elle a eu un corps. L’adolescente soupire. L’odeur de désinfectant qui règne dans la chambre lui fait tourner la tête alors, elle pense à Julien. Julien qui vient de partir. Julien qu’elle jalouse et qu’elle s’en veut de jalouser. Julien qu’elle a, un jour, aimé et désaimé. Coup d’oeil à l’horloge murale. 10h13. Il doit être dans le sous-sol du chalet voisin, au kot à skis. Habillé de sa combinaison qui fait frscht, frscht, frscht à chaque mouvement, il est sans doute en train d’essayer de faire rentrer ses pieds parés d’épaisses chaussettes dans l’angle pas invitant des bottines de ski. Dans les relents de neige fondue et de transpiration, il se relève, teste la résistance des attaches. Bien attachés. Il habille sa tête d’un casque, d’un masque, de crème solaire et de beurre de cacao. Puis, les gants. Un. Deux. Puis, les skis, sur l’épaule. Les bâtons, au bout. C’est parti. Il s’élance. Skroutch, scroutch font ses pas déséquilibrés dans la neige. Le soleil est chaud. La neige est molle, juste comme il faut. Au loin, les élucubrations des dameuses s’épuisent. La foule converge vers les remontées mécaniques ou vers le bar. La journée promet d’être belle.

L’adolescente apercevra-t-elle Julien sur la piste depuis la fenêtre de sa chambre ?

« Toc, toc ? ».

Elsa se retourne. La porte s’est ouverte. Blouse blanche.

« Elsa Berger ? ».

L’adolescente, épuisée de parler, acquiesce en silence.

« Le docteur Monfils est déjà passé ? ».

L’adolescente, épuisée d’écouter, nodine.

« Il passera vous voir tout à l’heure. Vous pourrez discuter avec lui de votre paraplégie. ».

Elsa soupire. Au fond de sa gorge, la salive s’accumule. Puis, elle disparaît. Elle disparaît là où il y a trois semaines, elle avait un corps.

Dehors, les skieurs filent à toute allure. Pfiou, pfiou, pfiou. Et, Elsa rêve. Elle rêve d’avoir le bout des doigts, le bout des orteils engourdis par le froid.


 

Enfermée

LA NUIT N'EN FINIT PAS

 

Accoudée à table, Victoria regarde par-delà la baie vitrée du bar. Dessus, a été peint un dauphin entiché d’un verre de bière débordant d’une mousse épaisse. La jeune fille ne pense à rien. Elle a la terrible sensation de ne penser à rien. Autour de la table, ses amis font de grands gestes, répandant un brouhaha un peu agaçant.


Dehors, la nuit tombe. Les couleurs pastels du soleil couchant d’hiver et la noirceur nocturne d’un début de printemps imminent s’entremêlent, se mélangent. Le trottoir de la place Saint-Pierre s’illumine au rythme des néons de la wasserette voisine. La vieille église domine, impassible et fière, les ruelles en pavés et les commerces en tous genre, fermés à cette heure.


Victoria, plongée dans sa terrible impression d’absence de pensée, observe les rares va- et-vient de la rue, supportant difficilement les gestes grandiloquents et les rires un poil forcés de ses amis. Ce mercredi soir, personne ne semble vouloir laver son linge, sauf un garçon. Immobile sur une des chaises en plastique de la wasserette, son regard ne décolle pas de l’écran gigantesque de son smartphone. Victoria lâche un râle incontrôlé. Devant son coude, sa bière ne pétille plus.


« Vic ! T’es encore avec nous ??? On t’emmerde à ce point ? », s’exclame le garçon assis à côté d’elle et dont, sous la table, la basket se colle étroitement à sa bottine.


La jeune fille se raidit. Son souffle se coupe. Ses yeux effectuent une ronde autour d’elle.


« Non, non, j’suis là ! », s’empresse-t-elle de répondre.


Nerveuse, elle tente un sourire, mais autour d’elle, les sourcils se froncent. Les airs contrariés se succèdent. Un imposant silence empêche toute discussion.


« Putain, Vic, reprends-toi, merde ! Ils vont encore te traiter de rabat-joie… Ils vont plus t’inviter si ça continue… », siffle la voix qui occupe son crâne.


Autour de la table au bois gras et collant, on racle sa gorge, on finit sa bière, on jette un coup d’oeil à son téléphone. Soucieuse de prouver qu’elle est de bonne compagnie, Victoria redresse sa poitrine, colle son dos contre le dossier de sa chaise, empoigne sa bière chaude et arbore un sourire « Colgate ». Tout en ordonnant à ses yeux de pétiller, elle s’incruste dans une discussion prise au vol. Son regard ne s’échappe plus au-dehors de la baie vitrée du bar. Elle n’a plus la terrible sensation de ne penser à rien. Elle n’observe plus le garçon de la wasserette absorbé par l’écran démesuré de son smartphone.


Victoria fait des gestes grandiloquents. Victoria s’esclaffe. Victoria rigole.


« La canción del linyera » s’échappe des baffles disposés au plafond par le vieux gérant. Encadré par un imposant bar en cuivre estampillé d’une gracieuse pancarte « Jupiler », celui-ci trempe ses verres de la même marque dans un lavabo rempli d’une eau trouble et savonneuse, indifférent à tous les clients qui vont et viennent sur l’ordinateur du bar pour sélectionner les morceaux. Au fil des musiques, la nuit s’installe. Les silhouettes s’éclipsent, les yeux fatigués, le pas titubant. Une dizaine de personnes restent inéluctablement collées à ce qui est devenue une piste de danse improvisée, les corps mouvants, les corps ondulants. Embarquée par l’ami d’un ami, Victoria se retrouve, un peu enivrée, à gesticuler dans tous les sens. En enchaînant les pas qui collent au sol, elle se demande pourquoi elle est restée si tard alors qu’elle a eu envie de partir depuis le début de la soirée. Elle regarde l’ami de son ami. Elle ne le trouve pas beau. Il n’est pas beau. Mais, il est là. Soudain, une jeune fille s’avance. Elle s’extirpe de la foule et pianote sur l’ordinateur.


🎵 Quand je ne dors pas
🎵La nuit se traîne
🎵La nuit n'en finit plus


La jeune fille revient et pousse Victoria sur le côté. Face à l’ami de son ami, elle prend sa place. Leurs corps se déhanchent. Leurs mouvements se calquent.


🎵 Et j'attends que quelque chose vienne
🎵 Mais je ne sais qui, je ne sais quoi


Immobile, comme paralysée, Victoria les regarde. Ensemble, ils sont beaux. Ensemble, ils sont tout ce qu’elle n’est pas.


🎵 J’ai envie d’aimer
🎵 J’ai envie de vivre malgré le vide.


Victoria pince ses lèvres. Honteuse, elle traverse les quelques mètres qui la séparent de la sortie dans une brume électrique. C’est moite. C’est chaud. La porte du bar bascule. Le froid de la nuit l’enrobe.


🎵 Je voudrais dormir et ne plus penser
🎵 J’ai des idées noires en tête.


De l’autre côté du dauphin à la bière bien mousseuse, le couple se trémousse, le couple se caresse.


🎵 Et la nuit me paraît si longue.


Le néon de la wasserette ne clignote plus. Il n’y a plus de garçon assis et immobile, le regard plongé dans l’écran démesuré d’un smartphone. Sur le parvis, tout est calme, tout est vide. Il n’y a personne. Juste l’ombre et le silence. Rien ne laisse présager le tintamarre automobile et les innombrables piétons qui animeront le quartier dès l’aube. Seules les lumières des lampadaires traînent un halo flou qui serpente entre les pavés mouillés de la place.


Victoria n’habite pas loin, mais elle n’aime pas tarder à cette heure de la nuit. D’autant plus qu’une fine pluie commence à ponctuer sa marche, l’encourageant à accélérer le pas. Sans capuchon et sans parapluie, ses cheveux bruns se trempent. Ils collent à son visage. Mais, ça ne lui importe pas. Pas vraiment. Elle, elle repense à l’ami de son ami et à la jolie fille.


🎵 Des amoureux qui s'en vont main dans la main
🎵 Et moi je suis là
🎵Oui, seule avec moi-même.


La pluie, fine mais vorace, submerge la jeune fille. Sous son immense manteau, sa peau devient moite. Ses bottines patinent sur le trottoir mouillé. La laine de son écharpe s’engorge d’eau. Coup d’oeil par-dessus son épaule.


🎵A désirer quelqu’un que j’aime.


Au cas où. C’est ce qu’elle se dit toujours. Juste au cas où. Les rues sont vides. Juste l’ombre, le silence, la pluie. Ses amies, elles, n’avaient jamais témoigner d’une appréhension à rentrer tard. À rentrer seule. Victoria, elle, elle y pense. Quand elle rentre tard, quand elle rentre seule, son esprit s’enfonce dans tous un tas de scénarios. Des scénarios aux fins stupides et dégueulasses. Mais, cette nuit-là, il n’y a personne. Pas une silhouette au détour d’une rue. Pas une voiture même au loin. Juste la pluie. La pluie qui résonne avec son cliquetis rythmé et constant. La pluie qui brouille l’image. La pluie qui strie le regard.


Le froid raidit. Sous le manteau, les muscles se contractent. Victoria traverse un carrefour. Elle traverse un carrefour et ça la soulage. Plus qu’un rue. Enfin, pas vraiment une rue. Un chemin. Une espèce de chemin. Une espèce de chemin dans un parc. D’habitude, Victoria n’emprunte pas ce chemin, surtout à cette heure. Mais, elle est glacée par la nuit. Elle est glacée par la pluie. Et, elle pense à ses amies qui lui disent :« C’est dans ta tête, faut pas être parano ! ». Puis, elle est fatiguée. Elle pense à l’ami de son ami et à la jolie jeune fille qui dansent. Et puis, la nuit n’en finit plus. Et, faut pas être parano.


🎵 Malgré le vide de tout ce temps passé
🎵 De tout ce temps gâché
🎵 Et de tout ce temps perdu.


Elle marche d’un pas faussement assuré vers le bout de la rue, là où les pavés laissent place au chemin de terre, là où les arbres s’inclinent vers les promeneurs. Bientôt, ses bottines abandonnent les pavés mouillés, préférant la terre boueuse. Sa silhouette passe d’un monde où son ombre déambulait tout près d’elle sans jamais la lâcher, à une obscurité presque totale.


« Faut pas être parano ! », disent ses amies.


« Faut pas être parano…. », répète la voix dans son crâne.


🎵 La lune est bleue.


Le chemin n’est pas long. Victoria sait que le chemin n’est pas long. Il monte d’abord légèrement puis de manière plus franche sur une petite centaine de mètres environ. Tout autour du parc, il y a des rues fortement fréquentées. Des rues avec des allées de maisons. De très grandes maisons. La journée, des gens y font du vélo, y promènent leur chien ou leur bébé.


« S’il y a des bébés, c’est que c’est ok ! », assure la voix dans son crâne.


Victoria fait crisser ses bottines sur le chemin de terre. Elle force son corps à adopter une cadence rythmée. Juste au cas où. De temps à autre, un de ses pieds butte contre un caillou. De temps à autre, un bruit s’élève de la végétation qui enveloppe les deux bords du chemin. Un bruit qui vient des arbres curieux. Des arbres qui penchent leurs imposantes silhouettes sur le chemin de terre. Un bout de bois craque. Une branche tombe. Des feuilles bruissent. Parfois, de grosses gouttes s’écrasent lourdement sur le sol ou sur son cuir chevelu. De grosse gouttes humides, qui ont emmagasiné une quantité indéfinie mais conséquente de pluie, et qui ont décidé, on ne sait pas trop pourquoi, de venir s’écraser au moment précis ou elle passait.


« T’y es presque meuf… », la conforte la voix dans son crâne même si ce n’était pas le cas.


Mais, quelque chose lui crispe le ventre. Les bruits. La pluie. Les bottines qui glissent. La nuit. C’est la nature. Elle est là, tout autour, puissante, furieuse. Dans l’obscurité brutale, se cachent des animaux. Le vent. Des insectes. Du plus profond sous-sol à la plus haute des feuilles de la forêt, il y a une multitude incommensurable d’êtres vivants, visibles, invisibles.


« Tous ces bruits, ce sont eux ! Pète un coup ! », dirait sa meilleure amie.


Victoria souffle. Dans son thorax, son coeur explose. Animaux, vent, pluie, insectes. C’est la nature. Pourtant, cela n’arrête pas son imagination. Son imagination qui s’enfonce dans des fins stupides et dégueulasses. Des fins inutiles.


Tout autour d’elle, ça craque, ça grince, ça crie. Ça la regarde. Ça l’épie. La jeune fille déglutit. Son corps frisonne. Elle reprend sa marche, forçant une cadence rythmée et fatiguante. Son imagination continue de plus belle. Pas d’animaux. Pas de vent. Pas de pluie. Pas d’insectes. Mais, une silhouette cachée dans l’ombre des arbres qui surplombent le chemin. Une silhouette qui la suit, qui se cache. Qui se terre. Qui attend le bon moment. Le bon endroit. La bonne proie.


Elle.


Elle la regarderait, là, maintenant. Elle se délecterait de son innocence. De sa naïveté.


De sa peur.


Victoria déglutit. Dans sa gorge, ça fait mal. Entre ses côtes, son coeur bat, trop vite, trop fort.


« Tu es sur son terrain de chasse… », la nargue la voix dans son crâne.


L’Autre l’aurait repérée avant même qu’elle ne s’avance sur le chemin. Il avait probablement assisté à son hésitation, à ce fragment de seconde où elle avait envisagé de prendre le chemin plus long. Et, il avait aimé ça. Comme le plus parfait des prédateurs, il l’avait sentie venir à des kilomètres. Alors, il s’était planqué à l’endroit qu’il avait jugé le plus parfait pour attendre. Pour l’attendre. Silencieusement. Patiemment. Il avait fini par se fondre à la noirceur de la nuit. À cette nature qu’elle ne connaissait plus. Sans un souffle. Sans un mouvement. Immobile. Affamé.


Et elle, elle était enfin arrivée. Et, à présent, elle n’est plus qu’à quelques pas de lui. Il la renifle. Il commence à se déployer dans l’ombre. Il marche sur des branches et se délecte de son sursaut. Il rigole de ce pas qu’elle accélère. Il s’amuse de sa détresse.


🎵 A pleurer sans savoir pourquoi.


A bout de souffle, Victoria s’époumone.


« Putain, mais meuf, arrête ta psychose ! », s’ordonne-t-elle.


Dans son crâne, elle chasse l’ombre gigantesque qu’elle imagine déferler sur elle. Elle la chasse et pense à la mer.


« Calme-toi. Pense à la plage de l’A. ».


Elle se concentre sur le va-et-vient des vagues. Dans son crâne, ça cogne.


« Les vagues. Pense aux vagues. ».


Mais, dans sa tête, ça cogne. L’ombre foncerait sur elle. Monstrueuse. Inhumaine. La dernière chose qu’elle verrait serait son visage sans visage. On remarquerait sa disparition seulement quelques jours plus tard. On en parlera, un peu. Puis, on l’oublierait. On oublierait toute l’horreur qui a mis un terme à sa vie trop courte. On oublierait qu’elle avait disparu dans la pire des souffrances. Elle, Victoria, ne serait plus. Et, les gens finiraient par s’en foutre.


« Arrête de te faire des films », ordonne la voix dans son crâne.


Victoria repense au vent. Aux animaux. À la pluie. À la vie qui grouille tout autour. À cette nature qu’elle ne connaît plus. Puis, dans quelques minutes, elle sera dans sa rue. Dans sa chambre. Dans son lit douillet. Bien au chaud. Bien au sec. Elle se fera même une tisane, tiens. Elle regarda un épisode de sa série préférée en s’endormant, son chat couché près d’elle. Victoria s’apaise. Mais, déjà, quelque chose dans l’air change. Quelque chose dans l’atmosphère change. C’est lourd. C’est pesant. Victoria halète. Elle jurerait que la noirceur s’est intensifiée. Elle scrute, essayant d’apercevoir le contour des choses qui l’entourent. Rien ne bouge.


« Merde! Pourquoi j’ai pris ce chemin… J’y vois rien ! ».


Elle scrute encore, espérant que ses yeux finissent par s’habituer à la noirceur. Rien ne bouge. Pourtant, elle est sûre que quelque chose autour d’elle a changé. L’air. L’atmosphère. Quelque chose est différent. La jeune fille tend l’oreille. Tout le long de son dos, ses muscles se crispent.


🎵 Au loin parfois j'entends d'un bruit de pas.


Soudain, ça craque. Plus haut. C’est intense, bruyant. Comme si quelque chose venait de se déplacer là. Juste là. Juste au-dessus d’elle.


🎵Quelqu'un qui vient.


Victoria panique. Elle a beau essayer de rationaliser, son imaginaire est parti bien trop loin dans des fins stupides et dégueulasses. Elle se met à courir. Mais, ses jambes bloquent, trop lourdes. Victoria force. En vain. La sueur se mêle à la moiteur de la pluie, à la moiteur de ses larmes.


🎵 Mais tout s'efface et puis c'est le silence.


L’air a changé. Les sons résonnent différemment. Les sons ne résonnent plus, en fait. Victoria force, mais ne bouge toujours pas. Et alors, elle le devine. Là. Juste là. Il se traîne à quelques mètres au-dessus d’elle, sur le talus qui jouxte le chemin. Elle ne le voit pas. Elle n’a pas besoin de le voir pour savoir qu’il est là. Elle l’entend. Elle entend son corps tordu racler le sol. Elle entend ses griffes déchirer les troncs. Monstrueux. Inhumain.


🎵 La nuit ne finira donc pas.`


Et, tout le monde finira par s’en foutre, comme dans toutes les fins stupides et dégueulasses.

 

Nuit

LA PLAGE DE L'A.

 

Il y a une plage, tout à l’ouest, à la fin des terres. Pas banale, particulière, elle s’érige dans des allures d’infinités. Pour y accéder, on a pas d’autres choix que d’emprunter un chemin escarpé, un chemin aussi particulier que la plage qu’il dessert. Il s’enfonce dans la terre, souvent boueuse, révélant les entrailles d’un monde. Il n’est pas rare que les pieds bottés cognent telle ou telle racine découverte malgré elle. Mais, le jeu en vaut la chandelle. Le pied butte. L’équilibre se rompt. Le corps bascule. Qu’importe, la main se rattrape de justesse à l’écorce doucereuse d’un des nombreux pins tordus pas les vents qui encadrent toute la longueur du chemin. La terre se creuse, encore. Au-dessus de la tête étourdie par les chants d’oiseaux, les pins se rejoignent. On est dans un tunnel et pas n’importe lequel. Un tunnel végétal, audacieux, un peu arrogant. Il fait chaud, malgré la rosée du matin. Sur les épaules, l’air s’est alourdi depuis que les arbres ont refermé leur emprise. On suffoque légèrement. La respiration haletante s’époumone de l’odeur acide et piquante des pins. Des pommes traînent au sol, indifférentes. Le tunnel descend, se verticalise presque. Les bottes glissent. Des oiseaux chantent. Des merles, sans doute. Sous le plastique du ciré jaune, on a chaud. On transpire. Ça respire pas. On a à peine le temps d’envisager de se dénuder que la fin du tunnel est là. Les arbres disparaissent. L’odeur acide et piquante des pins aussi. Plus de viscères de bois pour coincer les pieds. Plus de merles chanteurs. Plus que la plage de l’A. Grande. Immense. Presque infinie. Le souffle est coupé. Son sable presque blanc s’élance, échappant aux vagues dévorantes qui claquent leur fureur contre lui. Elles claquent et frappent, tambourinent et s’abattent. Parfois, elles caressent aussi. Étendue particulière, un peu irréelle. Ce n’est pas tout à fait l’été, ce n’est plus du tout l’hiver. La chevelure emprunte des airs mystiques, flottant au-dessus des frêles épaules comme si la gravité avait fait faux bond. Et, le vent ne s’arrête pas là. Il se faufile langoureusement sous le ciré, hérissant les poils des bras, les poils du ventre, les poils de la nuque. Plaqué contre la peau, il ne se prive de rien. Son odeur incroyablement iodée n’enlève rien à sa perversité. On lui pardonne à peine son âme sans pitié. Aux pieds à présent dénudés, la mer, impétueuse, royale, se déroule grandiosement. Bleue, verte, brillante, transparente, opaque. La frimeuse décline toute sa palette de couleurs, de textures et de beautés à qui veut la voir. Et ce jour-là, il n’y a personne. Haut dans le ciel, le soleil darde furieusement ses rayons sur la mer et sa palette inclassable, la faisant scintiller tout partout. Il chauffe le vent qu’on a trouvé vicieux au début et dont on ne peut plus se passer. Les premiers pas sur l’étendue presque blanche paraissent banals. Pourtant, après coup, on se rendra compte qu’ils ne l’étaient pas. Qu’ils ne l’étaient pour le moins du monde. Le sable chaud, ni mou, ni dur, se colle à la plante des pieds comme un amant insoupçonné. On est plus qu’avec lui. Avec lui et avec le vent chaud et iodée, avec les vagues impétueuses et furieuses, avec le soleil généreux, avec le bleu du ciel. Dans la cage thoracique, là, entre les côtes à peine finies, le coeur d’enfant vocifère.

 

BOUM, BOUM, BOUM.

 

Il hurle si fort qu’on pourrait penser que le torse va exploser. Qu’il va exploser là, au beau milieu de la plage, qu’il va exploser là, rougissant grossièrement le sable presque blanc. Coup d’oeil à droite, à gauche, devant, derrière. Personne d’autres. On balance sa voix, pour voir, pour être sûr. Seul répond le raffut assourdissant des vagues qui se fracassent à quelques mètres. Grandes. Immenses. Presque infinies, elles choisissent la plage de l’A. pour s’éteindre et disparaître de la surface visible du monde. Les unes après les autres, elles dévoilent l’étendue de leur puissance. Insaisissables, elles arquent leur volupté avant de se rendre à l’évidence et de se plier à éphémère. A force de rester au même endroit, les pieds se sont enfoncés dans le sable humide. Sa chaleur rassurante enrobe les orteils, épousant chaleureusement leurs formes. Soudain, un chant s’échappe des dunes qui barricadent la plage, la protégeant de tout indésirable.

 

« Alouette des champs ? ».

 

La mélodie berce les vagues impétueuses et mourantes, rythme le vent puissant qui secoue les cheveux. On se prélasse. On s’ennuie. Assis sur le sable, le corps s’enfonce. Il marque l’étendue immaculée de la trace de notre être. Quand la marée montera, les vagues se délecteront de ce souvenir, et de toutes les autres marques de tous les autres corps qui se sont assis ou couchés là. Pour l’instant, elles guettent de loin, retenues au large par la mer. Le ciré, ouvert, laisse le soleil réchauffer la peau. Les yeux se ferment. Le vent caresse. Le nez s’empiffre d’iode. Roulis des vagues. Alouette des champs. Chaleur éclatante du soleil. Le corps a définitivement creusé sa marque dans le sable. Alors, on l’abandonne. Il n’y a plus que le noir des paupières, et tout le reste. Une étendue imaginaire, complètement irréelle au bout de laquelle s’érige une presqu’île. Sur cette presqu’île, on devine les restes d’un fort vers lequel on se met à marcher. Le corps a été abandonné et on s’élance. Le bleu du ciel explose. Le fracas des vagues, aussi. Le vent tourne. Il vient de là, de là, de là. Il secoue, ébranle, accompagne. Au loin, il n’y a plus que la mer qui scintille. La mer qui scintille, partout. La baie s’est effacée. Les falaises couvertes du jaune flamboyant des ajoncs, aussi. Sous les pieds devenus inexistants, le sable ne s’enfonce plus. Il materne, berce, s’assure qu’on ne manque de rien. Le turquoise de l’eau s’est blanchi. Le bleu du ciel s’est jauni. Le blanc du sable s’est bleuté. Au fil de la marche, sur fond de vagues fracassantes et mourantes, sur fond de vent hurlant, le tout s’est unifié. L’étendue est devenue infinie, véritablement irréelle. Une étendue imaginaire, sans fin, sans fond. Sans droite, sans gauche, sans derrière, sans devant, sans haut, sans bas. La marche s’effectue dans le rien, l’inexistant, l’invisible. Alors, on a oublié. On a oublié tout le reste. Les souvenirs d’une vie entière. La nostalgie d’un premier amour. La douleur d’une mort inattendue. La peur de sa propre disparition. La mélancolie d’un espace vidé. L’angoisse d’exister. Tout a disparu. Il n’y a plus que la respiration mécanique d’un corps invisible. Ça respire, là, dans le creux de l’oreille. Ça respire avec les vagues et le vent, avec l’alouette des champs.

 

« Tu connais la plage de l’A. ? », m’a-t-on un jour demandé.

 

Bien sûr que je connais la plage de l’A. Je la connais tellement que je me demande aujourd’hui si j’en suis seulement revenue.

Plage

VIRUSAPOCALYPSE

Dans la rue, il n’y a personne. La pente alourdit la poussette encore vide. Ça ralentit mon pas. Ça m’essouffle. Les expirations successives qui s’échappent de ma bouche forment des gros nuages qui remontent jusque devant mes yeux. Les pavés du trottoir radicalisent leur inégalité. Au bout de mes bras, la poussette bringuebale. Je n’ai pas d’autres choix que de mettre plus de force dans mon geste pour la faire avancer.

 

Krrr. Krrr. Krrr.

 

Quelque chose s’est pris dans les roues. Je m’abaisse, chipote,…. Je cherche la feuille morte coincée que je suppose coincée là. Je relève mon bonnet, ouvre grand les yeux. Si grand que je sens tout le froid de l’hiver se plaquer contre eux, épousant parfaitement la forme de mes orbites, y déposant son baiser givré. Dans les roues, rien. Pas de feuille morte. Juste ce bruit. Ce foutu bruit.

 

Krrr. Krrr. Krrr.

 

Probablement que ma bouche se tord pour mimer une mine déconfite à un public d’invisibles toutefois, le froid qui a engourdit mes joues m’empêche d’en être certain. Sous mon anorak, je crois que je hausse les épaules mais, à nouveau, l’amas de vêtements dont je me suis paré ne me permet pas d’en être sûr. Je reprends mon effort. Le souvenir de la mise en garde de ma compagne m’élance dans la montée de la rue au bout de laquelle se trouve la crèche de mon fils.

 

« 17h grand max, Max, sois pas en retard, sinon on va se faire de nouveau engueuler par la dirlo! », m’avait assuré pas du tout amoureusement Jen ce matin avant de partir au travail.

 

Tout en poussant ma besogne qui fait « Krrr » et qui bute contre les pavés inégaux de la rue pentue de la crèche de mon fils, je dégage mon poignet de sous mon manteau. Coup d’oeil à ma montre. 16h53. Merde. J’agrandis mon pas. Je le presse. Je rentre le ventre. Tant pis pour mon souffle qui se coupe. Tant pis pour la sueur qui commence à tapisser l’intérieur de mes vêtements. Parce que je sais. Je sais que Jen a raison, même si j’assure le contraire. Je sais que si je suis encore une fois en retard, ça ne passera pas. Ça ne passera plus. Alors tant pis pour mon souffle, tant pis pour ma gueule toute rouge, tant pis pour la sueur qui s’échappe de sous mon bonnet et qui dégouline sur mes tempes. Tant pis pour ma dignité et puis heureusement qu’il n’y a personne dans la rue. Heureusement qu’il n’y a que les corneilles qui s’exaspèrent sur les noix qu’elles ne parviennent pas à casser assez vite pour apercevoir un trentenaire dépareillé s’époumoner derrière une poussette vide qui fait « Krrr », le visage bouffi, rouge et transpirant, l’allure pas fière du tout. Dans la rue sans personne, au milieu des deux rangées de maisons modestes qui s’alignent là entre les arbres, sur l’étroit trottoir qui longe la route pas généreuse pour un sous, je me mets à rire. Je me mets à rire en pensant à mon allure pas fière du tout.

 

« Pfff, j’arriverais jamais à avoir un peu de classe, merde ! Max la menace, tu parles… Max le gros naze, ouais ! ».

 

Je continue à rire en me disant qu’à chacune de mes arrivées, les puéricultrices doivent s’en poser des questions.

 

« C’est qui ce bonhomme qui arrive à bout de souffle, les cheveux bien gras, l’anorak grand ouvert par zéro degré, tout rouge et transpirant ? », soufflent-elles sans doute entre elles.

 

Dans le vide de la rue, mon rire ne s’éternise pas. Un coup de vent l’emporte en même temps qu’il secoue les arbres qui accompagnent le trottoir dans toute sa longueur. Je m’apaise en pensant à mon fils et à ses deux ans qui doivent se presser contre la porte d’entrée, se hissant sur la pointe de ses pieds à chaque coup de sonnette, le coeur serré, les yeux remplis d’espoir.

 

« Papa ? ».

 

Non, pas encore mon chéri. Mais, j’arrive. Je suis presque là. Dans cinq minutes. Plus qu’un pâté de maisons et je suis là. Plus que dix gros arbres, et je suis là. Je suis là pour te prendre dans mes bras, te serrer contre moi, te déposer un baiser sur ton front et me réjouir de ton étreinte, de ta joie de me voir, de ton rire guilleret. Sur le trottoir aux pavés inégaux, je fonce.

 

Krrr. Krrr. Krrr.

 

Si quelqu’un me voyait, je suis sûr qu’il se dirait que la poussette vole. Je souris, fier, convaincu que j’ai enfin acquis un peu d’allure. Puis, si ce n’est toujours pas le cas, au moins un petit être plein d’amour m’attends là, au coin de la rue. Juste au coin de la rue. Soudain, un renard traverse la route. La surprise de l’apercevoir si désinvolte interrompt mon ascension. Des renards, j’en vois parfois, j’en vois pas souvent. Mais, je n’en ai jamais vu avec autant d’audace, surtout en plein jour.

 

Est-il si habitué à l’homme ?

 

La beauté de son animalité m’impressionne. Un être sauvage, je n’en ai vu que trop rarement. Je me retourne brusquement, désireux de partager cette rencontre avec quelqu’un. Mais, dans la rue, il n’y a toujours personne. Et soudain, ça me turlupine. Ça me turlupine même si jusque-là, je me réjouissais de ne pas croiser âme qui vive. Sans crier gare, mon esprit retrace mon parcours même si Jen me dirait qu’il est 16h58 et que je ferais mieux de me presser. Trop tard. Mon esprit s’est égaré, là, en face du renard qui s’est assis au milieu de la route. Je suis parti de chez moi. Il n’y avait personne. J’ai traversé la place d’à côté. Personne. J’ai emprunté la rue où il y a le barbier dont je croise toujours le regard de manière gênante. Personne. En fait, depuis mon départ de chez moi, je n’ai croisé personne. Je n’ai vu personne. Même pas de loin. Même pas dans une voiture. Même pas furtivement. Je déglutis. Le froid glace la transpiration qui s’était écoulée sur mes tempes. Mes mains gantées se crispent nerveusement sur la poussette.

 

Comment cela se fait-il que je n’ai croisé personne ?

 

Je ne peux m’empêcher de trouver cela bizarre. D’autant plus que j’habite un quartier loin d’être calme. Je m’interroge tout en reprenant ma marche, hésitante cette fois-ci. Le renard reprend la sienne, confiante pour sa part. J’essaye de copier son allure, me concentrant sur l’idée toute proche de retrouver mon fils et de le serrer contre moi. Plus qu’un demi pâté de maisons. Plus que cinq gros arbres. Les corneilles quittent le toit des maisons environnantes desquelles elles lançaient leurs noix.

 

Sont-elles parvenues à les casser et à les déguster ?

 

Trop concentré sur le renard qui a à présent disparu, je n’ai pas aperçu le dénouement de cet épisode-là. Elles strient le bleu éclatant du ciel de leur plumage ténébreux. Alors, il n’y a plus un bruit. Le vent ne souffle plus. Les arbres ne bruissent plus. Les corneilles ne coassent plus. Il y a juste ma poussette qui fait krrr, krrr, krrr. Ma poussette qui fait krrr, krrr, krrr ainsi que ma respiration grotesque et haletante. C’est alors qu’une porte valse. Je ne vois pas où elle valse, mais je l’entends valser. J’ai à peine le temps de me retourner qu’une vieille femme me fonce dessus, le visage tout tordu de colère. Elle me fonce dessus et m’empoigne. J’ai l’impression qu’elle va se mettre à hurler, à gueuler, à vociférer. Pourtant, les mots qui s’échappent de sa bouche toute tordue sont à peine audibles.

 

« Mais, vous êtes fous ? Qu’est-ce que vous faites là ? », chuchote-t-elle.

 

Je m’apprête à la repousser, à lui ordonner de me lâcher, à lui dire que je vais chercher mon fils à la crèche et puis à lui balancer que ça la regarde pas d’abord, que je fais ce que je veux. Mais, je ne parviens pas à dire quoique ce soit. Je me cramponne à la poussette, bêtement. Je force ma gorge, mais aucun son ne s’en échappe, ou peut-être un espèce de beuglement pathétique qui m’enlève encore un peu d’allure. J’ai à peine le temps de me dire que j’ai décidément perdu toute dignité que la vieille femme me tire par le col de mon anorak vers la porte ouverte de sa maison. Halluciné par la force insoupçonnée de la mégère, je ne réagis pas, incapable de le faire.

 

Suis-je en train de me faire kidnapper par une grand-mère, moi, Max la menace, trentenaire certes pas très sportif mais tout de même un peu dégourdi ?

 

Dans ma boîte crânienne, ça fuse.

 

Qu’est-il en train de se passer ? Que me veut cette femme ? Que dois-je faire ? Ai-je le droit légalement de me débattre même si je lui fais mal ? Ou vais-je finir mes jours en prison, hué par le monde entier pour avoir pousser une vieille dame au sol ?

 

J’essaye de me calmer en pensant à mon fils qui doit s’impatienter de mon arrivée, courant vers la porte d’entrée de la crèche dès qu’un autre parent sonne, le coeur gros, la bouche tremblante. Alors que la vieille mégère m’a traîné jusqu’aux marches de sa maison, j’arrive enfin à sortir de ma torpeur et à bégayer quelques sons qui ressemblent vaguement à des mots.

 

« M’enfin, Madame, qu’est-ce qui vous prend ? », dis-je en essayant en vain de mettre un peu d’agressivité dans mon ton.

 

La vieille femme ne se retourne pas. Elle continue de me traîner vers sa maison. Heureusement, à hauteur de la première marche, la poussette que je ne lâche pour rien au monde complique son projet et l’oblige à se retourner vers moi.

 

« Lâchez cette poussette. Vous faites un boucan d’enfer. Ils vont arriver à cause de vous. », murmure-t-elle.

 

Malgré qu’elle chuchote, je perçois que son ton est grave. Il n’est pas en colère. Elle ne vocifère pas. Elle est inquiète. Soulagé d’avoir à faire à une vieille femme en détresse, je me relâche.

 

« Calmez-vous, Madame. Tout va bien. Vous voulez me dire ce qu’il se passe ? ».

 

J’ai lancé ça avec plein de tendresse, persuadé que cette femme en a besoin.

 

A-t-elle perdu son chat ? Son mari a-t-il fait une mauvaise chute ?

 

J’envisage une dizaine de possibilités et farfouille déjà dans mes poches à la recherche de mon portable pour appeler les secours.

 

« Taisez-vous. Ils arrivent. Il faut se mettre à l’abri. », m’ordonne-t-elle en me poussant dans sa maison.

 

Dans mes poches, pas de portable. D’un geste brusque et étonnamment puissant, la mégère me force à abandonner ma poussette devant la maison. A l’intérieur, le noir abyssal ne dévoile rien.

 

« Madame, je veux bien vous aider, mais je dois absolument aller chercher mon fils à la crèche. Si vous voulez, j’appelle les secours, je vais vite chercher mon enfant et je reviens ? ».

 

J’ai suggéré ça comme ça, pas vraiment convaincu, mais partagé par l’envie de faire mon devoir de citoyen et de remplir mon rôle de parent. 17h05. La lumière de ma montre illumine le couloir de son vert fluo. Jen a eu raison, encore une fois. Encore une fois, je n’y serai pas. Un frisson électrise mon échine en pensant aux remontrances futures de la directrice de la crèche. Soudain, derrière moi, la porte claque sèchement. Tout est noir. Sauf ma montre et sa lumière verte fluo.

 

- Madame, je suis désolé, mais je dois vraiment y aller.

- Taisez-vous. Ils sont là.

 

Son ton est sec. Autoritaire. Plus du tout en détresse. Je suis mal à l’aise.

 

- Ils ? Mais, de qui vous parler ? Écoutez, je dois allez chercher mon fils à la…

- Avancez sinon ils vont nous entendre.

 

La vieille femme me pousse, me presse, me bouscule. C’est alors que j’arrive dans une pièce plongée dans le noir. Celui-ci est moins abyssal que celui du couloir, illuminé vaguement par quelques bougies. En un coup d’oeil, j’aperçois que les fenêtres ont été calfeutrées avec des planches minutieusement clouées dessus. Au milieu de la pièce, il y a des vivres. Des vivres, partout. Des boîtes de conserve par-ci. Des boîtes de conserves par là. Des fermées. Des ouvertes. Des vides. Parfois, quelques vieux journaux. Un fauteuil misérable. Et, c’est tout.

 

« Il faut que j’aille récupérer de l’eau sur le toit. Vous, vous restez ici, vous faites pas de bruit. Sinon, vous savez, ils vont entrer, hein. Vous avez de la chance d’être en vie ! Qu’est-ce qui vous a pris de vous promener comme ça dehors ? Avec une poussette qui fait plein de bruit en plus ! Vous étiez sorti pour vous ravitailler ? Il n’y a plus rien dans la rue vous savez, les pillards ont déjà tout pris ! Les pillards ou moi ! ».

 

La vieille femme éclate d’un rire silencieux. Sa bouche s’ouvre grand, ses dents déchaussées et jaunies se dévoilent, sa gorge se déploie, mais aucun son ne résonne.

 

« Je… Je ne comprends pas… Madame, je dois allez chercher mon fils, je… ».

 

En face de moi, la femme se fige. Son visage emprunte un air grave.

 

« Vous… », commence-t-elle.

 

Ses doigts squelettiques à la peau trop tendue pianotent sur son pull en laine rose.

 

- Vous… Je… Votre fils ?, balbutie-t-elle

- Ben oui mon fils. A la crèche, juste ici au coin de la rue.

- Monsieur, si vous n’êtes pas avec votre fils, je crains que…

- Que ?

- Monsieur, tout va bien ?

- Madame, c’est plutôt à vous qu’il faut poser la question ! Vous m’avez sauté dessus et tiré jusque chez vous !

- Je vous ai sauvé la vie.

- Sauvé la vie ?

 

Je m’exclame. Je souffle. Je brandis les bras dans la pénombre.

 

- Vous… Vous avez oublié ?

- Oublié ?

- Il n’y a plus personne, Monsieur. Cela fait deux mois qu’il n’y a plus personne. Je…

- Hein ?

 

Je panique. Dans la pièce minuscule, j’angoisse. Je tremble. J’hallucine. Je veux foncer dehors retrouver mon fils, mais mes jambes ne bougent pas.

 

- Vous avez dû oublier… J’ai lu ça dans un livre. Le choc post-traumatique. Vous avez dû vous réveiller ce matin en pensant que tout était comme avant, mais…

- Mon dieu mais, vous êtes folle ou quoi ? Qu’est-ce que vous racontez bon sang ?

 

Je hurle presque. La vieille femme se replie. Bien que ses fines lèvres ne s’ouvrent pas, sa voix résonne.

 

« L’épidémie, Monsieur. Le virus a tué des millions de personnes. Voire des milliards. Il en a infecté autant. Et les infectés, Monsieur, vous ne voulez pas les croiser… Il ne nous reste plus qu’à nous barricader. Nous barricader et survivre, Monsieur. ».

 

Alors, je ne sais plus. Je ne sais plus si mon fils m’attends au coin de la rue ou si la vieille femme n’est pas folle. Derrière la porte, quelque chose gratte. Quelque chose gratte et grogne.

virus

RODRIGUE

Nerveuse, elle presse ses doigts sur l’appui de fenêtre sur laquelle elle s’est assise. La caresse du bois usé et chauffé par le radiateur qui se trouve juste en-dessous ne la rassérène pas. Elle se coucherait volontiers, étalant tout son long à cet endroit. Pourtant, elle n’y parvient pas. Son regard ne cesse de faire des allers-retours par-delà la fenêtre, balayant les fourrées du jardin qu’il a l’habitude de fréquenter. Le bosquet en fleurs. L’érable feuillu. Le pommier effeuillé. Les fougères de la mare. La pierre géante, celle chauffée par le soleil en été. Le vert de ses yeux se précipite, mais n’attrape aucune silhouette longiforme et tigrée tant espérée.

« Merde, Rodrigue, où es-tu ? », dirait-elle si elle pouvait parler.

Ses doigts pétrissent l’appui de fenêtre de plus en plus vite. Des épines de bois qui s’échappent ça et là de la planche s’accrochent à sa peau. Dans le ciel, des mésanges charbonnières tournoient, profitant de son absence. Autrefois, elle aurait foncé vers la porte pour quémander l’accès au jardin, s’impatientant de sa prochaine chasse. Mais, cette fois, elle n’en a que faire, trop occupée par sa tourmente. Cela fait trois jours qu’elle ne l’a pas vu. Bien qu’il soit un peu sauvage, pas très casanier, elle le sait, trois jours, même pour Rodrigue, c’est beaucoup. Surtout qu’entretemps, le froid est arrivé, piquant, presque cruel. Dans la rue, les hommes et les femmes s’emmitouflent de faux poils ridicules. Dans les maisons, les chauffages vrombissent à tout-va au point que la buée n’épargne aucune fenêtre. Blottie contre l’une d’entre elles, le regard désespéré s’échappant dans le dehors qui se recouvre de givre, elle se languit. Elle a cherché dans les jardins. Elle a cherché sur les toits. Elle a cherché dans les caves. Elle ne l’a pas trouvé.

« Reviens, Rodrigue, reviens ! La neige commence à tomber ! », rugit-elle.

Autour de son cou, son collier gêne. La médaille, trop lourde, déséquilibre l’ensemble et la tire constamment vers le bas. Elle a appris à bouger en compensant le poids superflu. Mais là, ça gratte. Ça dérange. Elle se roulerait bien en boule pour soulager son corps, mais elle sait qu’elle doit rester vigilante. La parure tigrée de Rodrigue pourrait à tout moment briser le monochrome qu’est en train d’installer la neige. Les gros flocons volettent tranquillement depuis le ciel noir. De plus en plus nombreux, ils s’ajoutent un à un au manteau blanc. Ils s’agglutinent et bientôt, l’immensité immaculée prend des airs de banquise.

« Une banquise dans le jardin, on aura tout vu… », soupire celle qui est devenu trop familière avec le mot « banquise » depuis qu’il ne cesse de passer à la radio.

Elle jette un coup d’oeil par-dessus son épaule à laquelle elle ne peut s’empêcher de donner un coup de langue.

L’homme et la femme qui sont toujours trop lents à ouvrir les conserves de pâtés ont-ils vu qu’il s’était mis à neiger ?

Sans doute que non. Ils sont là, à lire, insouciants, inconscients, près du poêle. Parfois, l’un d’eux détache son regard de son feuillet pour lui sourire affectueusement. Parfois, c’est pour observer l’orange des flammes crapahuter.

Ont-ils seulement remarqué l’absence de Rodrigue ?

Pétula se tâte.

« Peut-être que oui. Peut-être qu’ils n’en ont rien à faire de lui, c’est tout. Ils n’en ont rien à faire qu’il ne soit pas rentré depuis trois jours. Ils n’en ont rien à faire que le dehors se soit transformé en banquise. Après tout, ils ouvrent bien les boîtes de pâtés lentement, alors… », se dit-elle en continuant à pétrir l’appui de fenêtre.

Malgré son inquiétude, elle finit par succomber et saute de sa tour de guet. Dans un ronronnement incontrôlé, elle vient se lover dans le creux des genoux d’un de ses colocataires. L’orange des flammes se projette sur son pelage noir. Les craquements et la chaleur du bois dévoré l’apaisent. Dehors, la nuit règne. La neige a triomphé. Rodrigue n’est toujours pas là. Pétula se retourne une dernière fois vers la fenêtre embuée.  

« Où es-tu Rodrigue ? Où es-tu ? », miaule-t-elle avant de sombrer dans le sommeil.

Rodrigue

 

MOULIN-LES-PRES: chapitre 1

 

 

 

« On fait quoi, maintenant ? ».

Les cheveux d’Anna accompagnent le vent. L’adolescente arrondit ses lèvres d’un rouge vif. Elle souffle sur un pissenlit. Les dizaines de graines s’envolent et valsent devant elle. Elles flottent dans le bleu du ciel avant de s’éparpiller dans la vaste prairie. Certaines d’entre elles s’accrochent au roux des cheveux de l’adolescente ou à sa peau diaphane, un peu désespérés.

« On fait quoi maintenant ? Ben, on attend Charlie… », lui répond un grand garçon à l’allure squelettique.

Lui, il souffle sur une cigarette. Des cendres mourrantes s’en détachent et s’abandonnent à côté de sa main tandis qu’il gratte nerveusement son crâne rasé, gêné qu’il est de ne pouvoir réfréner de furtifs regards vers la jeune fille allongée à ses côtés dans les hautes herbes.

« Merci, ça, j’avais compris, mais après, on fait quoi ? », s’impatiente Anna dont les épaules nues rougissent sous les rayons ambitieux du soleil d’été.

Soudain, une tête jusque-là bien trop avalée par le vert pour être visible, émerge.

- Tu déconnes Max, t’as quand même pas invité Charlie ?, s’exclame-t-elle en faisant claquer la crinière qui la coiffe.
- Ça va, Vic, calme-toi, ça fait une semaine que vous avez rompu ! C’est du passé maintenant, non ?
- Du passé ?, reprend la jeune fille aux longs cheveux bruns.
- Max, t’es con ou quoi ?, intervient Anna.
- Oh les meufs, calmos !

Max se lève d’un bond. Les cendres qui s’étaient amassées sur son jean’s se déciment dans les hautes herbes. Incapable de rester étendue dans le moelleux de la prairie, Anna le rejoint dans sa verticale.

« Mec, tu vas pas commencer à nous parler comme si on était hystérique. Qu’est-ce que t’as foutu en invitant Charlie ? Tu sais très bien que Vic est trop mal ! ».

Comme pour donner raison à sa comparse, la tête brune s’ébouriffe avant de fondre en sanglots et de s’enfuir vers les peupliers qui s’élancent un peu plus loin. Le garçon, incrédule, tique dans un claquement de langue. Ses yeux noirs se froncent et s’élancent dans les environs.

- Ça va, j’suis pas censé savoir qu’il y a encore un malaise. C’est elle qui a rompu, j’pensais qu’elle en avait rien à foutre de Charlie, moi.
- Elle a rompu parce qu’il a été con.
- Anna, j’étais à la soirée, il l’a pas trompée, j’te jure. Tu sais comme moi qu’il ferait jamais ça…

L’adolescente prend une profonde inspiration. Au bout de ses bras, ses poings se serrent. L’odeur, généreuse, des bouquets de menthe et de mélisse lui parvient depuis l’immense potager voisin. Elle la submerge et la paralyse pendant quelques secondes, quelques secondes seulement avant que la rage, celle qui la hante depuis sa plus tendre enfance et qui forme cette affreuse boule qui bloque tout au niveau de son coeur et de sa gorge, s’éveille, encore. Elle enverrait bien valser ses poings contre le garçon dont elle est secrètement amoureuse depuis l’âge de six ans. Elle lui dirait bien qu’il ne comprend rien et que ça l’emmerde. Que ça l’emmerde qu’il ne comprenne rien. Qu’il ne veuille pas comprendre. Elle envisage même de lui demander comment cela se fait qu’il est si con, lui, le garçon dont elle est terriblement amoureuse. Elle a bien essayé de ne plus être folle de lui. Tant de fois. Tant de fois, elle a essayé de le sortir de ses pensées. Mais, plus elle lutte contre le besoin suffoquant de l’embrasser et de coller son corps contre le sien, plus le besoin de l’embrasser et de coller son corps contre le sien l’obsède. Au bout de ses bras, l’adolescente laisse ses poings se serrer si fort que ses ongles se plantent dans la chair de ses paumes tandis que Max bombe le torse en regardant l’horizon sur lequel décline le soleil d’été.

- Je sais qu’il l’a pas trompée… Ils sont comme les deux doigts de la main depuis qu’ils sont nés. J’suis pas conne.
- Tu vois ! Alors, pourquoi tu m’casses les couilles ?
- N’empêche, ça se fait pas d’inviter Charlie. T’as vu comme ils s’enguelaient déjà tout le temps quand ils étaient ensemble ? Alors, séparés, laisse tomber !
- C’est mon pote, Anna ! C’est tout ! A Moulin-les-prés, des potes, j’en ai que trois ! Et pareil pour Charlie…
- Ouais, ben tes potes, t’en auras bientôt plus que deux…, soupire Anna en pointant la silhouette de Victoria recroquevillée à l’orée de la forêt qui s’érige sur le versant opposé au leur.

Une corneille traverse le ciel dans un croassement généreux. Le vent s’engouffre dans les herbes, en déformant ça et là le vert suivant des vagues gigantesques et invisibles.

- Elle devrait pas être là, soutient tout à coup Max avec une voix grave.
- Quoi ? Parce que le comité a voté l’accès à la forêt interdit, tu vas plus y aller ?
- On rigole pas avec ces choses-là, Anna. Un gamin est mort, putain !

L’adolescente déglutit. Ça crisse, ça pique, ça fait mal. La boule qui ankylosait son coeur remonte et s’arrête au fond de sa gorge, l’empêchant de respirer normalement.

- Je… Je sais, Max. Je…, s’époumone-t-elle.
- C’est pas juste le comité qui a interdit l’accès à la forêt. C’est la gendarmerie et la PJ.

Visiblement froissé, le garçon s’éloigne vers le creux que forment les prairies à cet endroit, là où s’érige l’immense portail en bois de l’écovillage sur lequel a été peint « Moulin-les-prés, depuis 1996 ». Anna reste plantée au milieu du tintammare des sauterelles soigneusement orchestré. Elle observe respectivement Victoria plongée dans la noirceur débutante de la forêt et Max qui s’éloigne vers les trente modestes habitations qui dessinent un cercle presque parfait autour de l’ancienne bergerie transformée en salle commune. Surplombé de panneaux solaires, son toit scintille sous l’éolienne artisanale qui tourne à plein régime. A côté, le vieux moulin à eau domine le fond de vallée. Son énorme roue, bercée par le ruisseau descendant des Alpes voisines, semble inarrêtable. Dans un grincement constant et presque silencieux, elle transporte fièrement l’eau d’un pallier à l’autre.

« T’inquiète, il va revenir. », souffle une voix nassillarde qui tire Anna de sa rêverie.

L’adolescente ne se retourne pas. Elle n’a pas besoin de se retourner pour deviner la carrure large et le sourire inépuisable de Charlie. Elle n’a pas besoin de se retourner pour deviner le vert de ses yeux, celui qui s’accorde parfaitement à celui des herbes hautes. Elle devine même sa dégaine, celle qui se veut décontractée dans son éternel short à poches qu’il remplit comme s’il allait partir en expédition, là, à cet instant précis, sans parler de sa banane fermement accrochée à son torse dans l’espoir de conserver tout de même un peu d’allure.

« Yo, Charlie… », soupire Anna.

Charlie, elle l’adore. Elle l’adore, mais elle ne peut s’empêcher de lui en vouloir, comme si les larmes de sa meilleure amie l’atteignaient directement, ajoutant leurs poids à la rage qui cogne dans le fond de sa gorge.

« Laisse-moi deviner, tu râles aussi… », demande la voix naissillarde, timidement cette fois-ci.

L’adolescente feint de ne rien avoir entendu.

« Au fait, tes parents te cherchent. Ta soeur est… », ajoute-t-il.

C’est alors qu’une boule de poils blanche fuse, secouant les herbes hautes de manière bien plus virulente que le vent.

« Loup ! Reviens ici ! », s’écrie le garçon à lunettes.

Il claque plusieurs fois des mains, sans succès. Le chien fonce à toute allure, traverse le potager, dérange les haricots méticuleusement accrochés à leurs supports, piétine les plants de courgettes et fait tomber quelques fraises avant de terminer sa course sur l’autre versant de la prairie, là où Victoria s’est couchée.

« Lui aussi, il est pas content que vous vous soyez séparés… », mumure Anna.

A côté d’elle, Charlie hausse les épaules. Il ne dit rien. Il n’a pas besoin de dire quelque chose. Anna sent sa tristesse, lourde, solitaire, trop encombrante. Cette tristesse dont il se passerait bien. Cette tristesse qu’il ravale, trop fier.

« Loup ! », crie-t-il, espérant rapatrier son chien.

Alors que sa voix se disperse dans le creux de vallée, Victoria se redresse sur l’autre versant, là où le soleil commence à décliner, là où l’ombre commence à grignoter la forêt.

- Il t’écoutera pas, il kiffe trop Vic.
- Ça, je te l’fais pas dire… Loup, viens ici !

Le chien enchaîne avec une pirouette avant de soudain se mettre à grogner.

- C’est marrant ça, il grogne jamais d’habitude, Loup, remarque Anna.
- Loup, viens ici !, répète Charlie, soudain gagné par l’inquiétude.

Face à la noirceur qui se déverse de la forêt, le patou grogne franchement tout en dévoilant des crocs interminables. La silhouette de Victoria se relève. Celle de Max se met à courir vers elle.

- Qu’est-ce qu’ils foutent ?, maugrée Anna.
- Loup, hurle Charlie en farfouillant nerveusement les poches de son short tout en s’élançant vers les deux silhouettes minuscules et gesticulantes.

C’est alors qu’un terrible mugissement s’élève depuis les entrailles de la forêt. Il s’éveille et inonde la vallée, enrobant chaque maison, chaque prairie, chaque arbre qui se trouve là. Il fige Anna, Charlie, Max et Victoria. Immobiles, leurs quatre corps assistent à un étrange spectacle. Sous le soleil déclinant, la terre se met à trembler au rythme du grondement terrifiant. Alors, une respiration s’élève dans le creux de leurs oreilles. La boule de poils blanche disparaît. Le mugissement retentit. Le patou s’est évanoui dans l’ombre de la forêt. Celle où un petit garçon a été retrouvé atrocement mutilé onze jours plus tôt.

Moulin-les-prés

SOUVIENS-TOI, L'ÉTÉ

 

« Mon premier ? Mon premier, ce fut Pierre. ».

Je m’en souviens comme si c’était hier. La chaleur lourde et encombrante d’un été trop long. La moiteur de nos corps. Le collant de nos peaux. Pierre, je le connaissais depuis peu. Il était grand, beau, fort. Les yeux bleus, les cheveux blonds, il semblait tout droit sorti du moule de celui à qui tout sourit, à qui tout réussit au point que cela en soit énervant. C’est peut-être pour cela que Pierre fut mon premier. Parce qu’il m’énervait. Il m’énervait tant. Ça s’est passé à un dîner, sans que je ne m’y attende vraiment. Mes parents, enfin mon père et ma belle-mère, avaient invité quelques amis à eux. Combien, je ne sais plus. L’air presque irrespirable de la fin de journée m’avait fait tourné la tête lors de leur arrivée. Ils devaient être deux, ou quatre. Sûrement pas six. Il devait y avoir Carole, Guillaume, Claude et Albert. Oui, Carole, Guillaume, Claude et Albert, sans doute. Moi, j’avais invité Pierre. Pour que ma belle-mère accepte sa présence, je lui avais montré une photo. Grand, beau, fort. Les yeux bleus, les cheveux blonds. Un coup d’œil avait suffi pour esquisser un sourire sur ses lèvres au rouge débordant.

« Mieux que Yacine. », avait-elle sans doute pensé.

Yacine, c’est celui juste avant Pierre, avec qui ça avait failli se passer, avec qui ça ne s’était pas passé. Quand Pierre est arrivé dans le jardin, un bouquet de fleurs du supermarché d’à côté à la main, ma belle-mère s’est empressée de le blottir contre elle, l’embaumant du subtil mélange de parfum bon marché et d’anti-moustique qui la caractérise en été. Moi, je suis resté sur ma chaise en plastique, appliqué à ne pas trop dévoiler mon intérêt pour lui tout en lui octroyant tout de même un clin d’œil.

« Cool que tu sois venu… », ai-je marmonné quand il s’est installé à côté de moi.

Dans le bas de mon ventre, l’excitation cognait. Elle cognait même si à ce moment-là, j’ignorais qu’il allait être mon premier. L’air était moite. L’air était lourd. La chaleur commençait à se dissiper. Les rires s’échappaient de tous les jardins du bloc. Tout le monde était dehors, tout le monde profitait. L’été battait son plein. Je ne pouvais m’empêcher de sourire. Je ne sais pourquoi mais, je ne pouvais m’empêcher de sourire. Peut-être qu’au fond de moi, je savais. Je savais que ça allait être lui. Ou peut-être que la bonne humeur collective envahissait chaque parcelle de mon être. Je souriais, excité, émoustillé, électrisé par la présence de Pierre lorsque tout à coup, il se mit à parler. Ce n’était pas la première fois que je l’entendais parler, cela faisait un mois que je passais mes journées à prétexter construire un meuble pour aller le voir à la quincaillerie à laquelle il venait d’être embauché. Mais, pour la première fois, il se mit à parler d’autres choses que de vis, de planches, d’équerres. L’ennui et l’agacement que faisaient naître ses propos me figèrent avant même que je ne réalise sa stupidité. Il était énervant. Très énervant. Trop énervant. Il n’y avait pas d’autres mots. Il râlait pour tout, il râlait tout le temps. Il râlait tellement que même ma belle-mère fut incapable de cacher son irritabilité, malgré qu’il était grand, beau et fort. Malgré ses yeux bleus, ses cheveux blonds. Mon père, lui, ne s’est pas gêné pour déverser sa mauvaise impression. Derrière le barbecue, occupé à tourner les saucisses, les hamburgers et les cuisses de poulets épicées qui jutaient et rougissaient à mesure de leurs cuissons, ses sourcils s’étaient froncés plusieurs fois, pile au moment où Pierre avait ouvert la bouche. Maintenant que j’y repense, je ne sais pas pourquoi il était énervant. Si énervant. Dans le jardin, la moiteur s’en allait, enfin. Les fumets des barbecues voisins se mélangeaient au nôtre avec délice. Les cliquetis des assiettes et des couverts que l’on dépose sur les tables s’élevaient à l’unisson comme si à cet instant précis tout le monde exécutait le même exercice. Dresser la table. Préparer le barbecue. Déballer la viande. Saliver sur les effluves des marinades qui chauffent et sur le moelleux des pommes de terre qui se marie parfaitement à la mayonnaise à l’ail maison. Des relents de chlore venaient nous piquer le nez, nous rappelant le privilège des Decaux, quatre maisons plus loin. Leurs enfants s’écriaient avant que ne suivent les fameux gros « splashs » disgracieux, nous laissant traîner en tête l’image de leurs corps roulés en boule pour parfaire l’exécution de sauts qui avaient tendance à vider l’eau de leur piscine géante. Chez les Janssens, le chien aboyait, sans doute devant la peau des saucisses qui rôtissaient sur le barbecue familial. L’odeur de l’herbe fraîchement coupée s’échappait de chez les Diallo, rappelant à mon père que chez eux, la tondeuse avait tourné l’après-midi même. Chez les Martin, des bruits secs de freinage nous laissaient deviner qu’une course de vélo s’organisait malgré la petitesse de la cour. Chez nous, tout le monde était à table, silencieux sauf Pierre. Dans nos assiettes, la salade, les crudités, la mayonnaise à l’ail maison ainsi que le bout de baguette attendaient impatiemment l’arrivée de la viande grillée, jalousés par les rares légumes restés intouchés. Une balle de foot en fin de vie traînait au milieu de l’herbe trop haute. J’aurais bien été taper dedans pour me débarrasser des remarques ennuyantes de mon ami et de l’absence de discussion qui animait nos hôtes. D’aller taper dedans ou dans le vide, à vrai dire, cela m’importait peu, du moment que j’échappais à la lourdeur de la table qui n’en finissait plus. C’est le chant des criquets qui laissait présager tout ce qui grouillait dans les herbes hautes qui ont retenu mes pieds nus malgré l’appel lancinant du hamac suspendu entre les deux bouleaux chétifs du fond du jardin. J’aurais pu me coucher là, à compter les premières étoiles resplendir dans la nuit tombante, scintillantes entre les vols des chauve-souris qui s’arquaient dans le ciel dans un ballet bien plus muet que celui des martinets qui avaient traversé le bleu de la fin de journée. J’aurais pu me coucher là, entre les murs à la peinture décrépite du fond de mon jardin, mais mon père s’est mis à distribuer la viande.

« Qui veut une cuisse ? Qui veut une mergez ? Pilon ? ».

Il s’est époumoné en faisant valser sa pince au bout de laquelle se dévoilait tel ou tel bout de viande presque carbonisé. Pendant qu’à côté les enfants Pereira installaient la tente qu’ils allaient faire semblant d’investir pour la nuit avant de retrouver le confort de leurs lit, nos huit mâchoires avaient déchiquetés sans pudeur les cuisses, les mergez et les pilons servis sans prétention. Au bout de cinq minutes à peine, les assiettes s’étaient vidées. Cinq minutes durant lesquelles seuls nos grognements pas du tout contenus avaient fait office de discussion. A cette heure-ci, à cette heure où l’orage tambourine à ma fenêtre, je me demande si quelqu’un a parlé à un moment, à part mon ami énervant, bien sûr. Pour le moins du monde, je ne me rappelle de la voix de Carole, Guillaume, Claude et Albert.

Les ai-je seulement entendues un jour ?

On était dans le jardin, on était à table. On avait fini de manger.

« Léo, bouge un peu, va chercher les glaces ! Y’a des cornettos et des rockets. Ah et des Magnums aussi ! ».

Sur ordre de ma belle-mère, j’ai quitté le plastique de ma chaise, secrètement soulagé de m’éloigner des râleries répétitives et monocordes de mon ami. C’est alors que je l’ai entendu. Ce froissement. Ce froissement contraignant. Contraignant et catégorique. Il venait de se lever, lui aussi, probablement aussi irrité que moi par le silence gênant de la tablée. Peut-être que c’est cela qui le faisait râler, au fond. Peut-être que si moi j’avais été invité à un dîner pareil, peut-être que j’aurais râler tout autant malgré la viande grillée, malgré la bonne humeur ambiante, malgré les éclats de rire des jardins voisins, malgré l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, des vols des chauves-souris, des cris des martinets, du bruissement des feuilles bien vertes dans les arbres, des bourrasques de vent chaud dans nos cheveux rasés et contre nos peaux nues et bronzées, du rafraîchissement de la nuit tombante et des sorbets, des premières étoiles qui se mettent à briller, du chant des criquets, du bercement du hamac, de l’appel du ballon de foot dans les hautes herbes, des glaçons qui s’entrechoquent dans les verres de rosé. Sans doute. A cette heure où les prémices de l’orage annoncé teinte le bitume de la rue, réveillant l’odeur du goudron chaud et humide, à cette heure où mes piqures de moustiques me grattent affreusement et où la crème solaire avec laquelle j’ai tartiné mon front hier midi balance encore ses effluves, je me dis que j’aurais sans doute également râler.
Mais, est-ce que mon ami m’aurait sauté dessus comme je n’ai pu m’empêcher de le faire ?
Sans doute que non. Mais moi, je ne suis pas parvenu à réfréner ce qui grouillait en moi depuis, avouons-le, notre rencontre un mois plus tôt. Je n’en suis pas parvenu et peut-être qu’au fond, tout au fond, je n’en avais pas envie. Peut-être que tout cela, le dîner, la grossièreté de ses paroles, la bonne humeur partagée de l’été, le soleil déclinant, le meuble à construire et les glaces avaient été un prétexte. Un foutu bon prétexte. Il s’est levé après moi, encouragé par ma belle-mère qui voulait probablement que je lui dise de partir. Il s’est engouffré dans la maison et c’est à ce moment-là que c’est arrivé. Il était énervant, comme toujours, et là, dans la noirceur du couloir, il m’a encore plus énervé, à oppresser sa carrure derrière la mienne. Déjà agacé par l’odeur repoussante de ma transpiration que la moiteur d’une journée d’été avait engendré, je n’ai pas réussi à me contenir. Je me suis retourné. Mon bas-ventre a piqué. J’ai plaqué mes mains contre son torse dont le dessin trop parfait se laissait deviner sous son T-shirt impeccablement repassé. Mes paumes moites ont fusionné avec la chaleur brûlante de ses pectoraux. J’ai salivé. Je n’ai pas pu m’empêcher de saliver.

L’avait-il remarqué ?

J’ai plaqué mes mains, j’ai salivé et j’ai poussé. Je pense que mes yeux ont dû jaillir de leurs orbites. Et quand j’y repense, je me dis que c’est ça la dernière chose qu’il a vu, Pierre. Mes yeux jaillir de leurs orbites.

S’était-il attendu à ce que la dernière chose qu’il allait voir sur terre était ça ?

Probablement que non, mais c’est ce qui est arrivé. C’est arrivé comme ça, sans vraiment que je ne m’en rende compte. C’est arrivé si vite que c’est comme si mon corps avait agi seul, devenu maître de mes décisions. Là, dans ce couloir, je n’ai rien trouvé de mieux que de pousser mon ami, certes énervant, en arrière et puis de lui griffer le visage jusqu’au sang. Là, dans le couloir de ma maison momentanément abandonnée pour le jardin, sa tête a violemment cogné le mur, sa nuque s’est grotesquement tordue sur le sol. Ça a duré un moment avant qu’il ne se taise. Avant qu’il ne bouge plus. Plus du tout. Il a étouffé une plainte, énervante comme le reste. Il a réprimé quelques convulsions, elles aussi franchement énervantes. Et puis, ça s’est terminé. Pierre s’est tu. Il n’a plus jamais parlé. A son avantage, il n’a plus jamais rien dit d’énervant. Et à présent que la pluie décolore totalement le bitume de la route, à présent que je me souviens de cet été passé, rassuré par le vrombissement du ventilateur, je me dis que je suis content que mon premier ait été Pierre.

Eté

MERE NATURE

Sylvie et André était un couple tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. André était ingénieur et travaillait pour une grande firme dont il s’assurait de taire le nom en toute circonstance. Sylvie était graphiste à son compte. Elle travaillait exclusivement dans des cafés qui servaient des Pumpkin Chaï Latte, boisson qu’elle chérissait depuis qu’elle avait vécu à Montréal durant ses études, ainsi que des Keto Pie qu’elle consommait en abondance. Cela faisait trois ans qu’ils habitaient dans un cent-dix mètres carré en plein coeur de Saint-Gilles, la commune la plus branchée de Bruxelles. Cet appartement, ils l’avaient payé un peu trop cher, mais ils ne le regrettaient pas, se réjouissant de la gentrification qui arrivait à leur grand soulagement. Ils n’étaient enfin plus obligés de préciser qu’ils n’habitaient pas dans le haut de la commune, considérée comme trop « riche », mais pas non plus dans le bas, « là où ça craignait ». Le nightshop du coin s’était transformé en épicerie achalandée de produits bio, locaux et de saison tandis que la friterie d’à côté avait laissé place à un restaurant « zéro déchet ». Le couple qu’il formait était solide. Si solide qu’ils se savaient enviés par nombreuses de leurs connaissances et ils aimaient cela. Ils vagabondaient en virées solitaires, en amoureux ou avec leurs amis, si nombreux. Chaque soir était une sortie, une aventure, une rencontre. Ils organisaient des repas où le vin naturel coulait à flot, participaient à des cinés-débats féministes, inauguraient le dernier bar à jeux de société où tout le monde finissait par passer son temps à fumer dehors, tout ça en snobant fièrement les vernissages de la galerie d’art du coin. Alors, en ce matin d’automne, quand André, perché sur son tabouret haut, pivota vers Sylvie qui préparait son muesli en rêvant déjà de son Pumpkin Chaï Latte et de Montréal, la jeune femme ne s’attendait pour le rien du monde à ce que son train-train magnifiquement ficelé soit bringuebalé. La bouche d’André s’arrondit quand sa main tourna le bouton du volume de la radio.

« …nouveau rapport alarmant du Giec qui…. »

- On f’rait pas un gosse ?

Les mots avaient fusé. Sylvie lâcha sa casserole, abandonnant son lait d’amande bouillonnant, empruntant un effarement sans mesure.

- Hein ?, étouffa-t-elle.

« …plus de plastique que de poissons dans les océans d’ici trente ans… ».

- Ben ouais… On a trente piges, on a un appart, nos boulots roulent… J’sais pas, on f’rait pas un gosse ?

« …les plus grands feux de forêts jamais enregistrés en Australie. Un impact considérable sur la biodiversité, des milliards d’animaux… ».

En face d’elle, « André tout sourire » la regardait. Ses yeux, pétillants, n’attendaient qu’un acquiescement. Elle en était sûre, un minuscule hochement de tête aurait suffit. Avoir un enfant, elle y avait pensé plusieurs fois, mais à présent qu’il le lui proposait, une tornade d’émotions piquait son bas-ventre.  

« …l’augmentation de 1,5°C prévue en 2030 entraînerait des catastrophes mondiales et des souffrances sans nom pour l’humanité, assurent une centaine de scientifiques dans… ».

Sylvie éteignit la radio. Ses lèvres se tordirent en un sourire. André éclata de joie. Un an plus tard, Atlas, 49 centimètres, 3 kilos 100, naquit. Les premiers mois concoctèrent un étrange mélange de béatitude viscérale et inégalée ainsi que de souffrance sans nom. Le corps démis, le corps souffrant, mais exaltant, Sylvie jonglait entre sa maternité, son statut d’indépendante et les tâches ménagères du cent-dix mètres carrés en plein coeur de Saint-Gilles. André regrettait les nuits d’avants, celles avec les grasses matinées dont il n’avait jamais bizarrement associé la disparition avec l’arrivée d’un enfant avant la naissance du sien. Naïfs, André et Sylvie étaient devenus des parents. « Fatigués, mais heureux », comme disait le faire-part. Un matin d’été, alors qu’Atlas faisait ses premiers pas entre les canapés « art-déco » du salon et qu’André s’apprêtait, les pieds traînants, à rejoindre la firme dont il s’assurait de taire le nom en toute circonstance, Sylvie souffla bruyamment, couvrant le brouhaha de l’émission de France-Inter qui s’échappait de son Fairphone.

« …20 % des terres immergées en 2050. Des conséquences épouvantables sur les écosystèmes et d’importants mouvements migratoires sont attendus… ».

André interrompit sa sortie, laissant son bras pendre lâchement dans le vide, tiré par sa malette en cuir végétal.

- Qu’est-ce qu’il se passe, encore ?, siffla-t-il entre ses dents.

- Rien. J’aimerais juste aller boire un verre ce soir, si ça te va. Ça fait si longtemps.

- Si longtemps ? T’as été boire une bière avec Clem il y a une semaine ! Ce soir, c’est mon tour !

- Tu déconnes là ?

« …cent-trente-deux personnes personnes décédées dans un typhon au Japon… ».

Soudain, Atlas trébucha. Sylvie sauta du canapé et l’attrapa dans ses bras.

- Ça va, mère poule, elle a rien !

- M’enfin, André, je peux quand même l’aider quand elle trébuche, non ?

- Allez Sylvie, on l’a lu dans le bouquin Montessori-là, il faut pas dramatiser ses chutes ! Tant qu’elle se fait pas mal. C’est comme ça qu’elle apprendra l’autonomie.

« …hausse des émanations de CO2 toujours plus significatives. La vente au plus offrant de millions d’hectares de forêt amazonienne par le président brésili… ».

Contre elle, Sylvie sentit le coeur battant de sa fille. Elle enfuit sa tête dans sa nuque, renifla l’odeur de sa peau, se délecta de la chaleur de celle-ci avant d’y poser un baiser si aimant qu’elle eut l’impression que tout l’amour du monde s’y trouvait. Là, dans le baiser qu’elle donna à sa fille, dans le creux de son cou.

- C’est fou, j’aurais jamais cru aimer à ce point, soupira la jeune femme.

Sur le pas de la porte, André sourit. La frustration qu’il ressentait jusque-là s’évapora tandis que sa fille se blottit dans les bras de sa compagne qu’il trouva incroyablement belle.

- Je sais. Moi, non plus.

- Parfois, je me dis que je serai incapable de survivre s’il lui arrive quelque chose, murmura la jeune femme.

- Mais enfin, Sylvie ! Parle pas comme ça ! Qu’est-ce que tu veux qu’il lui arrive ? Je déteste quand tu fais ça !

« …Catastrophes naturelles, extinctions massives, pénuries d’eau, famines, épidémies, guerres, températures extrêmes, montées de eaux, déplacements massifs de population. Tout cela se passe déjà aujourd’hui et ne fera que s’accentuer. Ces états-la deviennent permanents. Le monde de demain est un monde de chaos si les politiques ne changent pas. Mais, tant qu’il aura du profit, tant que la marche du monde s’inscrira dans une volonté capitaliste, les politiques ne changeront pas. Le monde d’aujourd’hui, c’est un monde à bout de souffle. Le monde de demain, c’est un monde mort. Quoique l’on fasse, nous allons vivre l’effondrement de notre civilisation. »

Atlas lâcha un rire strident. Sylvie l’emballa de ses bras.

- Je t’aime si fort, Atlas, susurra-t-elle au creux de l’oreille de sa fille. Je serai toujours là pour toi. Tu vas vivre une belle et longue vie, ma chérie. Une belle et longue vie.











 

NATURE

 

POINT DE VUE D'UNE LAMPE

Cela a commencé par un bruit sourd. Sourd, mais paradoxalement fort. Une nuance qui empruntait cette rondeur d’existence amortie, à peine perceptible, tout en retentissant dans mon appartement dont il n’était pas originaire.

 

BAM.

 

Je ne le savais pas encore, mais ce bruit, c’était Madame Babenko qui venait de mourir. Là. Juste là, au-dessus de la tête de mon chat et de la mienne. Enfin, je dis de la tête de mon chat, mais lui, sa tête, il l’avait enfouie du côté de ses fesses qu’il léchait avec passion. Tout de même, c’était au-dessus de sa tête à lui aussi. Quand on a entendu ce « BAM », on n’a pas pensé à la mort. Je dis « on », mais pour mon chat, en fait, je n’en sais rien. Il est vrai que j’ai toujours supposé que les animaux percevaient la fin des vies, à force d’entendre parler de ces chats dans les maisons de retraite qui se faufilent dans les chambres dont le ou la résidente s’apprête à trépasser. Bientôt plus là. Crevé. En y repensant, je me dis que peut-être qu’Ari a bel et bien perçu la mort de Madame Babenko, mais qu’enfouir sa frimousse dans son derrière était prioritaire. Ou alors, peut-être que pour les chats, la mort signifie autre chose. C’est ce que j’ai envisagé le lendemain, lorsqu’un policier est venu m’annoncer pourquoi ça avait fait « BAM » au-dessus de nos têtes.

 

« Pour les chats, la mort signifie autre chose. ».

 

Un passage. Un truc pas si grave. En tous cas, moi, je n’ai rien perçu. Quand cela a fait « BAM », j’ai sursauté, c’est tout. J’ai serré la mâchoire en imaginant cette minuscule octogénaire qui croulait sous le temps faire maladroitement tomber son ragout mijoté du dimanche soir, se permettant de répandre un bruit qui a collé, qui a traîné à l’intérieur de mon crâne jusqu’à ce que je me couche. J’ai grommelé, un peu excédée. Et, cela m’a énervée d’être énervée. Parce qu’avouons-le, on ne s’énerve pas contre les petites vieilles. Et, je vous le promets, d’habitude, il n’y avait qu’une espèce de pitié qui envahissait mon être quand j’apercevais sa solitude encombrer le hall d’entrée de notre maison partagée. Je dis maison partagée parce que c’est ce qui correspond le mieux à l’endroit où l’on vit. Enfin, où je vis. Où vivait Madame Babenko et où Madame Babenko ne vit plus. Pas un immeuble, mais une maison découpée, saucissonnée, sans pitié. La façade, trop imbue d’elle-même, ne laisse rien paraître. D’architecte, c’est sûr. Déformée par le temps, c’est sûr aussi. Les amoureux et amoureuses des vieilles bâtisses en auraient froid dans le dos s’ils voyaient ce que cache cette façade qui essaye de garder péniblement la face. Le propriétaire n’a rien gardé. Tout dégagé des vitraux, de la ferronnerie. Tout pété des boiseries, des carrelages d’antan. Et, pour quoi ? Pour y coincer Monsieur Ruffin au premier, moi au second et Madame Babenko au troisième. Enfin, je dis « Madame » même si à chaque fois que je lui montais ses courses ou lui dépannais une brique de lait, elle insistait sur le « Mademoiselle ».

 

 « C’est Mademoiselle Babenko. », parvenait-elle à dire sans expulser son dentier.

 

Je n’y suis jamais arriver, à dire « Mademoiselle ». Faut dire, trois générations nous séparaient. Elle se voyait sans doute comme une fière demoiselle à remarier de quatre-vingt-ans. Moi, comme une héritière d’un patriarcat mal placé. A présent qu’elle n’est plus là, Madame Babenko, à présent qu’elle est tombée raide morte sur son parquet, je me demande si je ne devrais pas dire « Mademoiselle ». Paraît qu’il faut honorer les morts. Cela, je ne l’ai jamais fait. Pas appris. Serait peut-être temps que je commence. D’autant plus qu’elle m’a laissé un truc, la Mademoiselle Babenko. C’est ce que m’a annoncée l’adjoint du notaire qui est passé ce matin tandis que je mangeais mes flocons d’avoine en culpabilisant d’y avoir mis un kiwi qui venait de Nouvelle-Zélande et en me disant que c’était fou de vivre dans un monde où l’on fait venir des kiwis de l’autre côté de la planète quand il y en a qui poussent dans le jardin de Monsieur Ruffin. Faut dire, il a la main verte le bonhomme. Ne change peut-être jamais de chemise, mais a la main verte.

 

TOC, TOC, TOC.

 

A la porte, un air de jeune premier, pas sûr de lui. Le regard vague, tout pâle, a bégayé que la demoiselle du dessus me léguait ceci. « Ceci » était paquet soigneusement emballé. L’adjoint n’a pas eu l’air de prendre la mesure du fait que ce qu’il me confiait là, avait appartenu à une personne décédée. Qui ne serait plus jamais là. Je me suis soudain demandée si moi, j’en avais seulement pris conscience. Parce qu’en toute honnêteté, la seule chose qui me tracassait jusqu’alors était de savoir qui avait trouvé Mademoiselle Babenko. Lorsque j’ai appris que c’était le propriétaire, j’ai remercié le ciel. Le ciel, un dieu, une déesse, une déité non genrée. Parce que franchement, la demoiselle de quatre-vingt ans, elle ne recevait jamais personne. Si le propriétaire n’était pas passé, elle aurait pourri sur son parquet. Sur mon plafond. J’aurais été celle qui aurait donné l’alerte en me plaignant de l’odeur, accusant Mademoiselle Babenko de s’adonner à la confection artisanale, probablement illégale, de choucroute.

 

C’est lorsque j’ai reçu le paquet que j’ai commencé à prendre conscience de la mort de ma voisine du dessus. De la mort tout court. Lorsque j’ai claqué la porte au nez du jeune premier après lui avoir signé son papier tout en essayant de décoincer un fichu flocon d’avoine trop confortablement installé entre deux dents. C’est à ce moment que je me suis dit que j’avais peut-être intérêt à l’honorer cette vieille âme solitaire que j’avais pris l’habitude d’aider sans trop aider. Surtout, si elle m’avait tout légué. Les babioles de la vitrine de la salle à manger, le père Noël poussiéreux d’un mètre cinquante qui encombrait le salon toute l’année, les vierges Marie en plastique remplies d’eau croupie. Et évidemment, les comptes offshore. Surtout, les comptes offshore.

 

« Une octogénaire recluse dans un appartement de la rue des Pâquerettes crée l’émoi en léguant une fortune colossale à sa voisine du dessous qui l’a dépanné deux fois en briques de lait et monté quatre fois ses courses. », annonceraient les grands titres.

 

Je tomberais de ma chaise.

 

BAM.

 

Pas morte. Non. Millionnaire.

 

Quand j’ai ouvert la boîte, j’avais les mains moites. Le coeur chamade. Je suis tombée de ma chaise.

 

BAM.

 

Pas à cause d’une lettre annonçant la donation de millions. Juste une maladresse. Un balancement pas contrôlé. Dans la boîte, il n’y avait qu’une lampe. Toute simple. Toute laide.

 

J’ai lâché un râle. Long. Moi qui était prête à ne plus me soucier de quoique ce soit. Moi qui était prête à vivre l’hiver au Bahamas, l’été aux Açores. Evidemment, j’allais lui construire une stèle, à la demoiselle Babenko. J’allais faire mon devoir d’enquête, de mémoire et de commémoration. Prendre mon imperméable dans la pluie, dans la nuit, partir interroger la Mort-même pour savoir pourquoi elle l’avait prise, cette adorable pauvre petite dame.

 

« Crache ce que tu sais ! », aurais-je vociféré avec un cure-dent dans la bouche sous la lueur d’une ampoule grésillante.

 

La Mort m’aurait regardée, prêtre à résister.

 

« Pourquoi tu l’as tuée, la demoiselle Babenko ? Hein ? Qu’est-ce que tu lui voulais ? Elle savait quelque chose que tu ne voulais pas qu’elle sache, c’est ça ? ».

 

Rien à faire. Dure à cuire, cette Mort. Je serais partie dans la nuit, dans la pluie, pas désabusée, chercher du répit dans un bon whisky.

 

J’étais prête à tout cela pour l’honorer la petite dame qui croulait sous le vent et puis, j’ai vu la lampe. Je dois l’avouer, je l’ai trouvée si laide que j’ai hésité à la jeter, aussi simplement que cela.

 

BAM.

 

Dans la rue, à la guise de tout le monde. Je me suis ravisée. Me suis dit qu’il fallait tout de même lui donner une chance, à cette pauvre dame, à cette vieille lampe. Je l’ai branchée.

 

CLIC.

 

Cela n’a rien fait sinon me chipoter. De nouveau énervée.

 

Pourquoi ma voisine du dessus m’avait-elle léguée cet objet qui, de un, était très laid, de deux, ne fonctionnait pas ? Lui avais-je parlé de mon besoin d’une lampe l’une des six fois où j’avais essayé d’esquiver (sans doute pas assez subtilement) une conversation avec elle ? Pire, trouvait-elle que je manquais de lumière ?

 

J’en ai regretté le père Noël d’un mètre cinquante. Mais déjà, la culpabilité de ne pas honorer celle à qui j’aurais sans doute dû prêter plus d’attention de son vivant est revenu cogner les os de mon crâne.

 

BAM, BAM, BAM.

 

J’ai dévissé tout le bazar. Dépoussiéré. Recollé.

 

CLIC.

 

Elle a passé deux semaines à ne rien faire d’autres que m’embêter, cette lampe au point que je l’ai maudite, mon ancienne voisine du dessus, persuadée qu’elle n’avait vraiment pas apprécié que je ne prenne pas mieux soin d’elle, qu’elle m’avait légué un bazar qui ne fonctionnait pas pour se venger. Me hanter.

 

« Bravo. », ai-je soufflé lors de ma 58ème tentative.

 

Bravo, parce qu’elle n’aurait pas pu mieux réussir son coup. Même si elle était revenue sous la forme d’un spectre sans visage au corps tordu et squelettique qui me réveillait toutes les nuits à 03h15 en soufflant mon prénom dans un ricanement glaçant, elle n’aurait pas pu mieux réussir son coup.

 

Pourtant, je n’en ai pas démordu (et j’avais peut-être, pour le coup, quand même un peu peur du spectre). J’ai réessayé. Dévissé, resserré, recollé, réparé.

 

CLIC.

 

Et là, soudain, sa lumière a jailli. Pas une lumière simple. Pas une lumière laide. Une lumière puissante. Une lumière qui a envahi tout mon appartement. Englouti le monde.

 

CLIC.

 

C’était une belle lampe. Une belle et grande lampe. Elle mesurait 84 centimètres de hauteur. Le diamètre de son abat-jour au point le plus large frôlait les 53 centimètres. Son pied avait été la 112ème création d’un souffleur de verre vénitien. Il avait été paré d’un abat-jour beige qui s’accordait à merveille avec son vert forêt. Cette lampe, Anna Babenko l’avait trouvée un jour de pluie, un jour où elle visitait Venise. Les gouttes drues l’avaient poussée à se réfugier dans un magasin. En attendant que passe l’averse, saisie par l’ennui, la jeune femme avait observé avec curiosité les objets qui encombraient les deux uniques étagères pour occuper son temps jusqu’à ce que ses yeux ne rencontrent la lampe. La belle et grande lampe.

De retour dans sa ville natale, dans la maison qu’elle venait d’acheter avec Pierre, elle installa sa nouvelle acquisition sur le buffet du salon. De cette manière, elle pouvait se blottir dans l’énorme canapé tout en profitant du halo orangé de la lampe. C’était un halo chaleureux, un halo réconfortant. Un halo dont Anna adorait s’embrumer les yeux les après-midis de pluie, lorsque les gouttes tambourinaient sur les larges fenêtres qui offraient une vue sur la forêt voisine. Confortablement installée, emballée d’une épaisse couverte, elle saisissait un livre entre ses doigts pour écouter le cliquetis de l’averse tout en reniflant l’odeur du papier usé. La lampe trônait là, impassible. Elle trônait là, éteinte lorsque le soleil étirait ses rayons à travers la baie vitrée, les propulsant depuis le manteau enneigé ou l’herbe verte au-dehors. Elle trônait là, diffusant sa lumière chaleureuse et réconfortante les jours de gris, les soirs d’orages, les matins d’automne où l’orange des feuilles s’écrasait au loin.

Spectatrice muette, elle assistait à la vie de chacun. A celle d’Anna, à celle de Pierre, à celle de leur couple, parfois passionnante, parfois bouleversante, souvent ennuyeuse. A celle du chien qui profitait de l’absence des autres pour se vautrer grossièrement dans le canapé pour, lui aussi, écouter la pluie ou surprendre un rayon du soleil d’hiver. A celle du chat qui profitait de la présence du chien dans le canapé pour se blottir contre lui. A celle du vide d’une maison sans présence, d’une maison parfois teintée d’absence. La lampe restait là, droite, immobile, impassible. La poussière se suspendait dans l’air, flottait durant un temps indéfini avant de se déposer délicatement sur le tissu de son abat-jour, sur le verre de son pied.

 

Le halo chaleureux et réconfortant illumina des jours tristes, comme celui où le chat, devenu solitaire, tourna à l’infini sur le canapé, désespéré de découvrir la disparition de son compagnon de sieste. Des jours heureux, comme celui de l’arrivée d’Emily, des nuits sans sommeil, de nombreuses siestes avortées, de biberons régurgités, tant d’étreintes que l’on souhaite sans fin. Elle illumina les corps fatigués d’avoir trop bercer, les paupières qui se fermeraient bien si cela ne tenait qu’à elles, les premiers regards de l’enfant tout juste né, ses premiers rires, ses premiers pas, ses premiers mots. Au loin, par-delà la fenêtre, la forêt se parut tantôt d’un vert piquant, tantôt d’un brun mourant, avant de se dénuder partiellement, presque complètement. La lampe assistait, témoin silencieuse, aux parties de cache-cache qui secouaient la maison de bas en haut, aux interminables réconciliations d’Anna et de Pierre, aux visites des grand-parents ou à celle des amis qui s’encanaillaient à leurs tours d’enfants.

 

A trois ans, Emily aperçut pour la première fois son petit frère, Tom, enfoui dans les bras de sa mère. Le salon ne fut plus jamais tranquille. Même s’il pleuvait, il était devenu difficile d’écouter la mélodie de la pluie tambouriner sur la baie vitrée. Il était devenu difficile de prendre le temps d’observer les trainées que les gouttes dessinaient en glissant sur le verre. On ne regardait plus non plus le vent faire danser les arbres ou les canards strier le ciel de leurs vols. Les cris s’interrompaient de pleurs, d’hurlements ou de rires. On se prenait dans les bras, on se disputait, on s’embrassait. On s’aimait. Les chamailleries se succédaient aux jeux aux règles abracadabrantes ou aux séances de coloriage. Les « bonne nuit, papa, bonne nuit, maman » se mêlaient aux pas timides d’un enfant qui revient dans le salon, trouvant Anna et Pierre avachis sous la lumière chaleureuse et réconfortante de la belle et grande lampe.

« Maman, papa, je n’arrive pas à dormir… ».

Anna et Pierre accueillaient leur progéniture dans le moelleux du canapé, dans la chaleur de leurs bras, reniflant l’odeur de l’être qu’ils aimaient le plus au monde. La nuit s’installait. Le monde se plongeait dans la quiétude du silence, dans l’ivresse du sommeil. Le temps s’étirait. Le chat disparut à son tour, laissant à jamais la marque de son corps endormi dans le canapé. La lampe s’éteignit. Déjà, quelqu’un la ralluma. Les uns contre les autres dans le canapé, là où s’étaient autrefois blottis le chat et le chien, on regardait de vieux westerns en se chatouillant, en s’étreignant, en refaisant le monde. On regardait de vieux westerns en espérant rester comme cela, pour toujours, à ne jamais se manquer, à ne rien regretter. Mais, bientôt, le film se termina. On ne jouait plus à des jeux aux règles farfelues. On ne coloriait plus le parquet. On ne refaisait plus le monde.


- Emily ! A table !
- Laisse. Elle est au téléphone avec Tristan.

Anna et Pierre retrouvèrent le temps de contempler la neige, d’écouter la pluie picoter les fenêtres, s’écouler le long des gouttières. Ils retrouvèrent le temps de profiter des rayons de soleil qui s’incrustaient depuis le dehors pour réchauffer leurs corps assoupis sous la belle et grande lampe. Une fois rompue par le sommeil, Anna dépliait son corps vieillissant et s’en allait, s’assurant de laisser la lumière allumée pour ses enfants qui s’étaient mis à arpenter la nuit, tout apprêtés, sur la pointe de leurs baskets dernier cri. Enivrés de fatigue et d’autres choses, ils fouillaient le frigo en rentrant, chuchotaient avec leurs amis, étouffaient un rire en priant pour que leurs parents ne se réveillent pas. Sous la lumière chaleureuse et réconfortante de la belle et grande lampe, des premiers baisers furent échangés, des fous rires furent partagés, des bouts de pizza froide furent dévorés. Emily déménagea à la ville voisine pour étudier. Bientôt, Tom la suivit. Les rires, les pleurs, les disputes disparurent. Dans la maison, plus personne ne courait. Plus personne ne criait. Plus personne ne parlait. Un vide pesant, un vide angoissant s’était abattu sur chaque pièce, chaque objet, chaque souvenir. Il n’y eut bientôt plus que le silence. Le silence d’un passé trop vite passé.

Le corps vieillissant, Anna s’enfonçait dans le moelleux du canapé, sous la lumière chaleureuse et réconfortante, les après-midis de pluie. Son esprit ne cessait de buter contre un élastique à cheveux oublié ou l’impression d’entendre un de ses enfants rentrer de l’école ou du cours de piano. Elle se relevait alors brusquement, tendant le cou vers la porte d’entrée avant de se raviser, déçue de se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un souvenir qui traversait le temps, qui traversait cet après-midi-là. Le sourire esquissé se tordait en une moue résignée.

Malgré les réticences de Pierre, Anna laissait encore la lampe du salon allumée certaines nuits.

 

« On ne sait jamais ! », clamait-elle.

 

Au loin, les feuilles se coloraient, les feuilles s’abandonnaient. Le corps vieilli, le corps endolori, Pierre ne quittait presque plus le canapé. De l’autre côté de la lampe, Anna l’observait, le regard inquiet. Et puis, amoureux aussi. Amoureux du souvenir de son mari, du souvenir de leur vie. Des rides profondes creusaient la peau autrefois lisse de son visage. Le gris avait coloré le blond de ses cheveux. Ses yeux se paraient d’un bleu terne, d’un bleu délavé. Et, à chaque fois qu’il déglutissait, sa bouche émettait un bruit dérangeant. Ce bruit qui dit que c’est bientôt la fin.

 

La lampe s’éteignit.

 

Sous la lumière chaleureuse et réconfortante, plus personne ne lisait de livre. Plus personne n’écoutait la pluie ou ne regardait le vent s’engouffrer dans les arbres. La lampe s’était éteinte. Elle se ralluma un soir d’été. Anna traîna son corps jusqu’au canapé. Elle en caressa le tissu usé, décoloré, taché. Le tissu sur lequel Emily avait de si nombreuses fois renversé ses bols de lait chaud, sur lequel Tom avait tant colorié, sur lequel on s’était blotti les uns contre les autres pour refaire le monde, regarder un film ou amonceler des tas de personnages en plastique aux destins incroyables. Anna sourit. Sous la lumière chaleureuse et réconfortante, de sa main ridée et fatiguée, elle caressa le tissu du canapé, là où Pierre s’était assis un jour et ne s’était plus jamais relevé. Là où le chien et le chat s’étaient assoupis l’un contre l’autre les jours de pluie, là où Emily avait dit « Maman » pour la première fois, là où elle avait serré contre elle le bébé qu’avait été Tom pour qu’il s’endorme, là où on avait lu et relu tant d’histoires, bercé par la chaleur du feu. Anna se leva avec peine, le corps rouillé, le corps disparaissant.


Quelque part, dans une maison vide, dans une maison vidée, quelque part dans un salon solitaire, brille une lumière chaleureuse et réconfortante. Elle illumine l’espace et le temps, elle illumine le souvenir de tous les rires, de tous les cris, de tous les pleurs, de tous les moments d’une vie. Dehors, les feuilles se colorent et s’abandonnent, dehors la pluie tombe et le vent fait danser les arbres.

Point de vue d'une lampe
Lottto

LE QUIPROQUO DU LOTTTO

« 5-18-13-21-37, étoiles complémentaires: 2-12. ».

Je n’y crois pas. Je relis.

« 5-18-13-21-37, étoiles complémentaires: 2-12. ».

La lumière de mon ordinateur fait scintiller la courbe de mes orbites trop ouvertes. Dans le reste de mon appartement, il n’y a pas un bruit. La nuit amortit le moindre souffle. Parfois, un craquement s’élève ça ou là. Un craquement un peu brouillon, un peu hésitant. Un bout de bois qui s’essouffle dans mon salon, un pas volé chez le voisin du dessous ou un effleurement discret sur le palier, devant ma porte d’entrée. Je me redresse dans le noirceur nocturne et pas très complice, décollant mes yeux exhorbités et desséchés de l’écran de mon ordinateur. Mes jambes vacillent. C’est la joie immense que je ressens à ce moment précis qui empêche la chute. Entre mes doigts que j’ai toujours trouvé trop osseux, mon ticket de lottto prolonge les tremblements qui animent ma main. Je n’y crois pas. Je n’arrive pas à y croire. Je songe à me rasseoir sagement derrière mon ordinateur pour vérifier, encore. Mais, ça craque au-dessus. Mes orbites dénudées et complètement desséchées embrayent un mouvement vers le plafond. J’ai envie d’aller toquer chez ma voisine du dessus. J’ai envie d’aller toquer chez ma voisine du dessus et de lui dire.

« Madame Mertens ? Vous allez pas le croire, j’ai gagné le jackpot ! Le jackpot Madame Mertens ! ».

Ficelée dans son pegnoir en éponge rose, elle me regarderait d’un air ahuri. Sous la myriade de bigoudis qui coifferait sa tête pas très ronde, elle envisagerait de me traiter de folle. Et puis, elle me jalouserait. Oh oui, elle me jalouserait, c’est sûr. Je me ravise en serrant le ticket gagnant contre ma poitrine. Alors, le poids de ce bout de papier me rattrape. Il ne pèse plus un gramme. Il pèse tout à coup une tonne. Une bonne grosse tonne. Et si les numéros gagnants s’effaçaient d’ici demain ? A force de le serrer contre moi à tout-va, dans le creux de mes paumes moites. Je déplie mon Graal et le pose délicatement sur le bureau, à côté de la souris de mon ordinateur. La tonne s’évanouit. Toutefois, le soulagement est de courte durée. Très vite, une nouvelle pensée fuse dans mon esprit. Elle fuse et ricane. Et si je le perdais ? Paniquée, je m’empresse de trouver une solution.

« Une boîte. Mets-le dans une boîte et mets-la boîte dans la poche de ton pyjama. ».

Je fouille les tiroirs de ma commode et finit par tomber sur une boîte à cigares de mon grand-père. Dans le noir de la nuit, seulement éclairée par le bleu grésillant de l’écran de mon ordinateur, je dépose mon trésor au fond de la boîte de mon défunt aïeul. Rassurée, je me couche dans mon lit, la boîte serrée contre mon coeur. Nouvelle pensée qui fuse. Et si on me la volait d’ici à ce que je l’encaisse ? Terrifiée, je me jette sur mon ordinateur et vérifie à quelle heure ouvre le bureau de tabac en bas de chez moi.

« 7h00. Plus que cinq heures à attendre. ».


J’essaye de respirer. J’inspire, longuement. J’expire, longuement. Couchée sur mon lit, blottie contre la boîte qui renferme mon trésor, mon esprit dérive. Qu’est-ce que je vais faire de 51 millions d’euros ? Je n’y crois pas. Je n’arrive pas à y croire. Je viens de gagner 51 putains de millions d’euros. Dans le silence nocturne, dans la noirceur devenue complice, j’éclate de rire. Je viens de gagner 51 putains de millions d’euros. J’ai brusquement peur que mon rire ne réveille Madame Mertens. Madame Mertens ou quelqu’un d’autre. J’ai brusquement peur que mon rire n’attise la curiosité. Je me tais. Je me blottie. Je dérive. Je vogue. Je n’y crois pas. Je n’arrive pas à y croire. Qu’est-ce que je vais faire de 51 millions d’euros ?

« Partager tes gains, évidemment ! », soupire la voix dans ma tête.

Une part à mes parents, une part à mon frère. Puis, à mes amis.

« S’ils sont sympas… Et juste les vrais de vrai. ».

Et pour le reste ? Le champs des possibles est si large que ça fuse dans tous les sens dans ma tête. Une énorme maison. Plusieurs énormes maisons. Une île avec plein d’énormes maisons. Des hectares de forêt. Un jet. Des bijoux. Des voitures. Des voyages. Des piscines. Des piscines dans des piscines. Des couchés de soleil sur des plages paradisiaques. Des soirées de galas. Des tenues de prestige. Des traversées en voilier. Du luxe. Du luxe, du luxe et encore du luxe.

« Et des associations caritatives, bien sûr ! », rappelle la voix dans ma tête.

Oui, oui, des associations caritatives, bien sûr. Perdue dans mes pensées, le temps a filé. Il est 06h37. Le soleil a commencé à étirer ses premiers rayons, au loin, là-bas, du côté de Seraing. Nerveuse, j’enfile ma veste. Et même pour l’enfiler cette veste, je ne quitte pas mon trésor. Je confine la boîte contre mon thorax, contre mon coeur. J’ai gagné 51 putains de millions d’euros. Tremblants et humides, mes pieds abandonnent mes pantoufles à pompons pour se réfugier dans mes baskets. Sous ma veste, je suis encore en pyjama. Et si je croisais quelqu’un ? Et le libraire, il va penser quoi de mon pyjama licorne ? Alors, soudain, je me rends compte. Je me rends compte que je m’en fous. J’ai gagné 51 putains de millions d’euros. En descendant l’escalier branlant de mon immeuble de Flémalle, je trébuche. Je trébuche, mais je souris. Alors que je m’apprête à sortir, je croise André, le concierge qui ne dort jamais, qui ne sourit jamais. Il me regarde d’un air suspect, du même air suspect avec lequel il me regarde tout le temps. Même si je ne l’apprécie guère, même pas du tout en fait, j’envisage de lui dire que j’ai gagné, poussée par le besoin de partager mon triomphe. Mais, face à son soupir dédaigneux, je me ravise.

« Va te faire fourtre, André le merdeux, j’ai gagné 51 millions d’euros, moi ! Plus besoin de t’appeler à la moindre fuite, plus besoin de devoir encaisser tes pets silencieux quand on se croise dans le couloir, plus besoin de devoir sourire poliment à tes blagues sexistes, plus besoin de vivre dans ton immeuble de merde ! », ai-je alors envie de crier.

Mais ça, je le réfrène aussi. Je passe mon chemin. Ma sortie s’accompagne du claquement brutal de la porte d’entrée. Sur le trottoir, il n’y a personne. La fin de nuit engourdit les environs. Elle a recouvert les pavés de la route d’une fine couche de givre. Pas un piéton. Pas une voiture. Pas d’âme qui vive. Juste un merle qui chante à tue-tête. En pyjama, j’ai froid. Malgré ma veste, je caille. Evidemment, le bureau de tabac est encore fermé. J’attends à côté de sa vitrine, juste sous l’enseigne « Lottto ». Devenue privilégiée, je lui fais un clin d’oeil, comme si on partageait un secret que personne ne pouvait comprendre. Du luxe, du luxe, et encore du luxe. Et surtout, la liberté. En fait, la liberté. La liberté de faire ce que je veux, quand je veux, comme je veux, où je veux, avec qui je veux. La liberté de dire merde à André. Il est 06H51. Dans mon oreille, ça sonne.

- Allô ?, grommele une voix caverneuse.
- Devine quoi, Alex…
- Putain, Estelle ! Tu m’appelles vraiment à six heures du mat’ ? Tu déconnes là, j’espère ?
- Alex, j’ai gagné.
- Tu fais chier ! Je bosse à 13h00 moi !
- Alex, j’ai gagné.
- Hein ?
- J’ai gagné.
- De quoi tu parles ?
- J’ai gagné au lottto !

En disant ces mots à haute voix, je réalise. Je réalise et j’ai subitement peur que quelqu’un m’ait entendu. Je regarde autour de moi. Il n’y a personne, juste le merle qui chante.

- QUOI ?
- Ouais, j’ai gagné le jackpot.

Dans le téléphone, mon frère hurle de joie. Il hurle si fort que si c’était pas mon frère, je jurerais qu’il se fout de moi. On rit, on chante, on crie. On se met à rêver. Le « et toi, tu ferais quoi ? »  est remplacé par « et toi, tu vas faire quoi ? ».

« On va donner à des associations caritatives, bien sûr, bien sûr. », on bredouille.

On rit, on chante, on y croit pas. La bureau de tabac s’allume. Je raccroche en promettant un don d’au moins 10 millions à mon frangin. En me voyant, le libraire n’affiche pas sa surprise.

« Vous, à cette heure-ci ? », semble-t-il tout de même penser.

Oui, moi, à cette heure-là. Je lui explique tout. Je virevolte, je chantonne, je danse même entre les innombrables paquets de tabac, jeux à gratter, gazettes à faits-divers et les quelques livres mis là pour faire « comme si ». La grosse moustache du libraire, elle, examine l’intérieur de mon coffret improvisé.

- Tout d’abord, si vous avez gagné le gros lot, c’est au bureau de la lotterie nationale à Bruxelles qu’il faut vous rendre, pas chez moi. Secondo, Mademoiselle, je vais encore une fois…

- Quoi ? A Bruxelles ?, crie-je.

Je suffoque. J’attrape mon précieux et fonce. A coups de créneaux mal exécutés et de coups d’accelérateurs trop audacieux, ma voiture donne son dernier souffle sur la voie rapide. Bruxelles, c’est à une heure. Je fonce et tout à coup, j’angoisse. Et si je mourrais là, bêtement, sur l’autoroute, le ticket gagnant du lottto sur le siège passager ? J’imagine déjà les titres qu’exhiberaient fièrement mon libraire: « Une jeune fille meurt en allant chercher le gros lots. ». La poisse. Mon pied se suspend au-dessus de l’accélérateur. L’embrayage grogne. J’inspire, j’expire. Je ralentis. Je vogue ailleurs, aussi.

« Du luxe, du luxe, et encore du luxe. Et des associations caritatives aussi, bien sûr, bien sûr. ».

Je souris, anesthésiée de liberté. Je peux enfin vivre. Vivre sans me casser la tête dans un boulot que je n’aime pas. Vivre sans me casser le corps dans un appartement sans lumière et sans charme. Vivre, point.

« Aaaaah… », me satisfais-je.

C’est alors que je réalise. Et si le libraire me suivait à cet instant précis ? Et s’il était là, avide de mon gain, prêt à tout pour voler mon ticket ? Ma gorge se serre. Après tout, ils seraient nombreux à être prêt à tout pour 51 putains de millions d’euros. Est-ce que moi je serais prête à tout pour 51 putains de millions d’euros ? Mes mains serrent le cuir de mon volant tandis que je jette des coups d’oeil suspicieux par-dessus mon épaule. Je trie et classe les voitures. Elle, déjà vue. Elle, elle dépasse, ça va. Elle, très suspecte. Je plisse le regard à chaque croisement, cherchant la grosse moustache du libraire. Finalement, j’arrive à Bruxelles sans le voir. M’attend-il devant les bureaux de la lotterie nationale ? Mon coeur tambourine. Le moteur se coupe. Ça y est, c’est le grand moment. Pendant que j’arpente les derniers mètres qui me séparent de l’annonce officielle du changement ultime de ma vie, je refais la liste dans ma tête. Je donnerai des sous à Maman, Papa, Axel, Bibi, Dada, Doudou, Anto, Cricri, Lulu. C’est tout.

« Ah oui, et à des associations caritatives, bien sûr. ».

Décidée, j’entre dans le bâtiment. Je me serais attendue à y voir un réceptionniste, mais il n’y a personne. Juste, une sonnette. Une bête sonnette. Dans ma cage thoracique, mon coeur bondit. Je sonne. Je suis libre, enfin. Une voix surprise et grésillante me fait monter. Dans l’ascenceur étonnement vétuste, je n’arrive pas à croire que je m’apprête à entrer dans le cercle fermé des méga-riches. Pas des ultra-riches, mais des méga-riches quand même. Une jeune femme m’accueille. Je reconnais sa voix surprise plus du tout grésillante. Surexcitée, je lui demande si un psychologue est vraiment là, si je vais recevoir un chèque géant pour une photo, si je pourrai garder le chèque géant après la photo, s’il arrive vraiment que des gagnants deviennent fous. Avant même qu’elle ne puisse me répondre, elle me fait entrer dans un bureau et disparaît. Pas de foule. Pas de champagne. Pas de félicitations. Ma respiration se coupe. Le libraire m’a-t-il rendu une boîte vide et m’a-t-il doublé pour encaisser le billet avant moi ? Je n’arrive plus à respirer. Je fouille la poche de mon pyjama licorne. L’homme en face de moi tapote nerveusement son bic contre l’accoudoir de sa chaise.

« Mademoiselle ? Je… ».

Je lui fais signe d’attendre, prête à lui expliquer le vol qui vient d’être commis, mais avant même que je n’ai à le faire, je découvre mon trésor, à peine assoupi, dans le creux de la boîte. Soulagée, je fais signe à mon interlocuteur pour lui signifier qu’il peut reprendre.

« Comme une vraie millionnaire… », rigole la voix dans ma tête.

Je souris.

- Pour la millième fois, je vais vous demander d’arrêter de venir dans nos bureaux. J’ai parlé à votre médecin et je suis bien conscient de votre problème, mais vous n’avez pas gagné, arrêtez de venir toutes les semaines chez nous, reprend-il.
- Merci Monsieur. Merci pour tout. Mon dieu, je n’y crois pas moi-même. 51 putains de millions d’euros.
- Mais, vous êtes en plein délire là, il faut arrêter mademoiselle ! Je le répète, vous n’avez pas gagné ! Il n’y a même pas eu de tirage hier !

J’éclate de rire en pensant au luxe, aux associations caritatives et à la liberté. A cette belle et douce liberté.

All I want for Christmas

ALL I WANT FOR CHRISTMAS IS YOU

 

                    « I don't want a lot for Christmas
                       There is just one thing I need »

- CHUT, taisez-vous, ça va commencer !
- Ça va Annette, ils s’en foutent…
- Ils s’en foutent ? Ça se voit que c’est pas tes gosses ! Ça fait deux mois qu’ils préparent ce spectacle !
- Laisse Annette, tu sais très bien que notre cher frère est incapable de comprendre.
- Comprendre ? Comprendre quoi, Martine ? Z’aviez qu’à pas faire des gosses hein les mégères. J’suis d’jà sympa de m’taper leur spectacle…

                      « I don't care about the presents
                        Underneath the Christmas tree »

Coincé de l’autre côté du rideau, j’imagine la tête de ma mère. Ses narines dilatées. Ses orbites bien trop dessinées. Ses lèvres grossièrement pincées. La grosse veine de son front toute gonflée. Ma mère, c’est une « Mama Bear », une vraie. Impossible de manquer de respect envers ses enfants, impossible de ne pas remonter la tirette de nos manteaux quand on s’apprête à sortir (même en été), impossible de ne pas terminer nos assiettes. Moi, je m’en accomode encore. C’est pas à douze ans qu’on chicane là-dessus. Par contre, mon grand frère et ses seize ans l’enverraient bien bouler. Enfin, c’est comme cela qu’il dit. D’ailleurs, il n’arrête pas de le répétér tandis qu’on est tous en train d’attendre derrière le rideau de l’angoisse. Je l’appelle comme cela car chaque année, ma cousine force les cinq enfants de la famille à effectuer un spectacle lors du traditionnel réveillon de Noël. Et moi, exécuter une chorégraphie sur une scène bricolée devant un public d’aînés, ça m’angoisse. D’un côté du rideau de l’angoisse, il y a mon frère, ma cousine, mon cousin, mon autre cousin, et moi. De l’autre côté du rideau de l’angoisse, il y a ma mère, mon oncle, ma tante, son mari, mon grand-père, ma grand-mère et l’ « ami » de ma grand-mère. Chaque année, c’est la même rengaine. Les adultes profitent de notre disparition derrière le bout de tissu moche et sans tenue (qui pourtant s’apprête à se relever) pour déverser toute leur aversion (partagée ou non) comme s’ils pensaient que ce bout de tissu moche et sans tenue retenait le son de leurs voix, le son de leur rancoeur. A peine le rideau est-il tombé, à peine la musique a-t-elle démarrée que leur chachut commence.

- Mais va-t-en alors si t’en as rien à foutre de leur danse !
- C’est pas qu’une danse, hein, Annette.
- Toi papa, t’en mêles pas !
- Non, mais c’est vrai, je dis pas que Paul a raison, m’enfin, si c’était qu’une danse, on pourrait passer au repas plus rapidement.
- Attends Papa, t’es en train de nous dire que tu préfèrerais aller bouffer ton foutu foie gras plutôt que de regarder le spectacle que tes petits-enfants ont préparé expréssement pour toi ?
- Ecoute, Martine, j’ai pas à me justifier…
- Aha, même notre père est d’accord avec moi ! Dis-le Martine, dis-le que j’ai raison !

Derrière le rideau, ça se lève. Ça se toise. Les narines sont ultra dilatées. La veine est proche de l’éclatement. Les dents poreuses grincent.

- Voyons, Martine, calme-toi…
- Oh toi, Roger, tais-toi ! Je me demande ce que tu fais là ! Tu défends même pas nos enfants ! Tu sais à quel point ça compte pour eux. Ils se sont entraînés tout le mois de décembre.
- Ça va, je…
- Qu’est-ce tu veux qu’il dise ton pov’ mari ? Bridé comme il est…
- Ta gueule, Paul !

La veine de ma tante palpite à son tour.

BAM.BAM.BAM.

Ses narines se dilatent, côte-à-côté avec celles de ma mère. De notre côté du rideau, mon frère râle. Sous ses paupières blasées, ses yeux roulent. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il s’en va.

                       « I won't ask for much this Christmas
                              I won't even wish for snow »

Ma cousine n’essaye pas de le rattraper. Elle se dandine avec mon autre cousin, telle une sportive qui s’échauffe et fait frémir le rideau comme si elle était convaincue que la chair de notre chair s’impatientait que le spectacle ne commence. N’entends-elle pas ce qui se trame ? Ou fait-elle justement comme si de rien n’était ? Son air de miss parfaite, ses cheveux soigneusement tressés, sa gueule de première de classe n’en démord pas. Elle tape le rideau tout en dansant avec l’autre cousin. De l’autre côté du tissu moche et sans tenue, ça n’en démord pas non plus. Pourtant, on est déjà à la moitié du morceau. On est déjà à la moitié du morceau et personne ne s’étonne que le rideau ne soit pas encore tomber, même pas grand-mère, elle qui n’a encore rien dit, elle qui ne dit jamais rien. Ma grand-mère, ce n’est pas une femme qui dit grand-chose. Ce n’est pas une femme qui dit quoique ce soit. Elle racle simplement sa gorge, lassée des châmailleries qu’elle a subi toute sa vie.

                         « I won't even stay awake
                    To hear those magic reindeer click »

Mon frère est revenu. Mon cousin grogne. Il dit qu’il pue la cigarette. Je ne le comprends pas. Pourquoi fumerait-il ? Mon frère, lui, il sourit, amusé. Il tire le rideau de l’angoisse, d’un coup, d’un seul. Dans ma cage thoracique, mon coeur se fige, bondit, s’arrête. Le bout de tissu moche et sans tenue s’écroule, dévoilant l’embarras qui se tramait de l’autre côté. Surprises dans leurs colères, ma mère et ma tante s’assoient si vite que je vais oublier dans exactement onze secondes qu’elles étaient debout. Mon oncle roule ses yeux sous ses paupières, un peu comme mon frère l’avait fait quelques secondes auparavant. Ses doigts osseux aux bouts jaunis se crispent autour d’un verre au contenu si odorant que son fumet nous embaume, même sur notre fausse scène. Ses longs ongles grattent la surface du contenant.

Crrr. Crrr. Crrr.

A côté de lui, le mari de ma tante, tout bien habillé qu’il est, sourit nerveusement. Il se tient bien droit, il se tient trop droit. Il nous fait « coucou » de la main et ça semble énerver mon grand-père qui n’arrête pas de jeter des coups d’oeil nerveux à la table parée de mets tous plus classiques les uns que les autres. Ça fait balancer le sofa moche et sans tenue sur lequel il est assis avec ma grand-mère et son « ami ». Je jurerais que ces deux-là se tiennent la main, mais ça doit sans doute être le spot à deux sous qui illumine la scène qui me joue des tours. Soudain, mon frère m’envoie un coup de coude dans les côtes. J’ai mal. Mais au moins, mon coeur redémarre son tintamarre. Je remarque avec horreur que tout le monde est en train d’exécuter la chorégraphie qu’on répète depuis un mois. Tout le monde, sauf moi. Ma cousine s’est mise tout devant. Elle sourit fièrement. Elle ne se trompe dans aucun des mouvements, les maîtrisant parfaitement. Ridiculement immobile, je quitte mon statisme et essaye d’apprivoiser la cadence.

                         « All the lights are shining
                            So brightly everywhere »

Je n’y arrive pas. Mon frère ricane derrière moi. Il invente sa propre chorégraphie, le visage enfoui dans l’énorme capuchon de son pull. Lui, il s’en fiche d’être ridicule.

- Julien ! Arrête !, crie ma mère.
- Tais-toi, Annette, laisse-le, soupire mon oncle en vidant le contenu de son verre dans sa gueule béante.
- Paul, ferme ton clapet. Laisse ta soeur gérer son gosse, maugrée mon grand-père.
- Gérer ?, s’étonne ma mère, réveillant la veine de son front.
- Ben oui, c’est quoi cette tenue ? Pourquoi il se cache sous cet énorme pull ? C’est depuis qu’il est en classe avec des étrangers ?
- Ah non Papa, tu vas pas commencer avec tes remarques !
- Il a pas tort, c’est bizarre ce pull… Il se droguerait pas ?, murmure ma tante.
- Tu rigoles Martine ? Tu prends vraiment le parti de papa ?
- C’est juste que si il fume, j’ai pas envie qu’il influence Annabelle et Victor !

Annabelle danse, danse, danse. Il n’y a bientôt plus qu’elle qui se balance au rythme de la musique.

                         « And the sound of children's
                                Laughter fills the air »

Moi, je la regarde, un peu impressionnée, assez ennuyé. Mon frère est reparti dehors, avec mon autre cousin. Victor lui, s’est assis sur une chaise et balance pathétiquement ses pieds dans le vide. Derrière lui, l’ami de ma grand-mère s’est mis à toaster des tranches de pain de mie, pour le foie gras. Il enchaîne les tours de passe, emballant chaque tranche simplement grillée ou carrément brûlée dans une serviette en tissu qui se veut élégante.

- N’importe quoi !, mugit ma mère, les narines plus que dilatées.
- Bon. On va pas s’éterniser là-dessus. On va manger, rouspète mon grand-père en se levant.

Son départ du canapé fait rebondir ma grand-mère restée impassible jusque-là. Le vieil homme va s’asseoir à la table couverte de quincaillerie bien trop scintillante à mon goût.

- M’enfin Papa, Annabelle a même pas fini !
- Oui, ben elle excusera son grand-père qui crève la dalle. Moi, à mon époque, à Noël, j’avais qu’un pain sec et un verre d’eau. Basta. Je chicanais pas et imposais encore moins une danse à mes parents. Là, j’ai faim, alors je bouffe.

Ma cousine s’est arrêtée de danser. On dirait qu’elle va se mettre à pleurer. Ses lèvres se sont tordues en une grimace très laide. C’est à ce moment, à ce moment précis où j’observe ma cousine-miss-parfaite commencer à chialer que mon frère bondit sur moi en rigolant de sa voix tout juste sortie de la pré-adolescence. Ce que mon cousin appelle l’odeur de cigarette m’enrobe. J’ai à peine le temps de voir mon oncle tituber en imitant grotesquement ma cousine que je bascule. Je tombe à la renverse. Je me suis effondré.

Quand je me réveille, je suis dans ma chambre. Elle n’a pas changée. Le blanc est toujours aussi blanc. Le vide est toujours aussi vide. Il n’y a que mon lit, ma table de chevet en pin, une penderie assortie et un fauteuil vert. Ça me rappelle que c’est ce vert banal, ce vert qui ressemble comme deux gouttes d’eau au vert du canapé qu’occupaient mon grand-père, ma grand-mère et son « ami », quand ils étaient tous les trois encore là qui m’a fait penser aux spectacles de Noël que je faisais avec mon frère et mes cousins. La voix pressante de mon affamé de grand-père résonne entre les os de mon crâne. Je me dis que moi, j’aimerais bien m’asseoir dans un canapé au vert banal, même si ma femme s’y presse contre un « ami ». Je préfèrerais avoir une femme avec un « ami » que pas de femme du tout. Nos enfants s’assoiraient près de nous, impatients de voir leurs propres bambins jouer le spectacle qu’ils auraient préparer pendant un mois pour nous. Je regarderais toutes ces générations confondues avec tendresse, m’épatant de voir la vie que j’ai vécu, la vie que j’ai donnée. Mais, aujourd’hui, il n’y a que le blanc trop blanc, le vide trop vide. Il n’y a que mon lit, ma table de chevet en pin, la penderie assortie et le fauteuil au même vert banal que celui qui encombrait le salon de mes grands-parents.

« Monsieur Mouchard ! Comment vous allez aujourd’hui ? ».

L’infirmière m’a surprise en pleine nostalgie. Je me m’attendais pas à sa visite. Je n’ai pas envie de parler. Je marmonne quelque chose. Ça fait un espèce de bruit.

« De la visite de prévue pour les fêtes ? ».

Elle insiste. Je détourne le regard. Je me demande combien d’autres ont succombé au temps dans ce même lit, dans ce même fauteuil. Je lui dirais bien ça, à elle, à elle qui est toute jeune, toute joyeuse. A elle qui va retrouver les siens ce soir. Je lui dirais bien ça, et puis qu’un jour, ce sera elle qui sera à ma place, seule un soir de Noël, seule avec le vide, avec le temps trop long, le temps qui s’étire.

« Je vous remets Mariah Carey ? ».

La musique redémarre. Je souris. Malgré moi, je souris. Dans le bleu de mes yeux devenu fade, Annabelle se dandine fièrement. L’odeur des cigarettes de mon grand frère me bouscule. La veine palpitante du front de ma mère me réchauffe le coeur. Le silence de l’ami de ma grand-mère qui toaste le pain de mie pour le foie gras me rassure.

                        « Make my wish come true
                     All I want for Christmas is you »

 

LE JUSTE PRIX

« J’adore renifler mes odeurs corporelles. ».

Je lui ai dit ça comme ça. Sans fioriture, ce n’était pas superflu. Il m’a regardée avec une drôle de tête. Une de ces têtes qui me rappellent les mercredis après-midi de mon enfance, ceux que je passaient chez ma grand-mère. La mère de mon père, d’habitude en retard, me faisait attendre les pieds ballants, les fesses vissées aux arceaux en pierre qui s’arrondissaient devant mon école. Je l’attendais tant que j’assistais, impuissante, au départ enjoué de tous mes camarades de classe. Tous, sans exception. Ainsi, je pouvais sans difficulté énumérer le nombre de voitures qui s’étaient arrêtées devant l’imposante bâtisse que je n’aimais guère et combien d’enfants étaient montés à leur bord.

« Renault espace bleue - 2 enfants: Tom et Leslie De Smet. ».

Je marmonnais alors solitairement mes observations qui finiraient par s’évanouir dans l’oubli de ma mémoire quelques minutes plus tard, une fois ramassée par ma « Mémé » et sa Mercedes automatique crachotante. Déjà, à peine à bord, je commençais à me débarrasser inconsciemment de ces données superflues. Moi qui me vantait quelques minutes plus tôt sur mon piedestal de pierre de pouvoir résoudre tout cas d’enlèvement éventuel, je n’en avais plus rien à faire de savoir qu’Emilie Rosenberg était montée dans une Clio Rouge. Peut-être même que la police allait arriver le lendemain en classe, désespérer de savoir si quelqu’un détenait toute information sur la petite Rosenberg.

« Elle a disparu à la sortie de l’école. Est-ce que l’un ou l’une d’entre vous a vu ou entendu quelque chose ? », martèlerait le policier à la bedaine proportionnée à sa moustache.

Malgré la photo d’Emilie brandie au bout de son poing, mon cerveau demeurerait dans cette vague impression d’endormissement du jeudi matin.

« Nope. Rien à signaler. », jurerait celui-ci si j’insistais un peu.

Nope, rien à signaler car une fois à bord de la Mercedes crachotante de ma grand-mère, la mère de mon père, tout ce qui m’importait était les bonbons cachés dans la boîte à gants. Une fois à bord, assise du côté passager « comme les grands », je m’impatientais silencieusement pour que la vieille femme magnifiquement brushingée qui tenait l’énorme volant de ses mains frêles me fasse le fameux signe de tête. Celui qui signifiait « Vas-y ma petite Lucie, prends un bonbon. ». Alors, le souvenir qu’Emilie Rosenberg était montée dans une Clio Rouge ne m’importait vraiment plus. Le trajet entre mon école et la maison de ma grand-mère était court. Assez que pour ne pas s’ennuyer, mais pas trop pour le vivre comme une aventure en soi. Bonbon à la fraise cinglé entre ma langue et mon palais, je ne pipais généralement plus un mot, laissant seulement échapper de temps à autre un glapissement qui trahissait mon intense travail de dégustation. Coincée derrière le volant trop grand, assise sur la banquette beige et basse, ma grand-mère détenait une allure particulière. Malgré l’inconfort probable de sa posture, elle conservait une grâce impressionnante de ses pieds à la tête. Sous ses volumineux cheveux roux, son visage se marquait d’un maquillage gracieux et ses oreilles portaient fièrement les mêmes boucles d’oreilles nacrées dont je l’avais vu se parer depuis ma naissance. Son chemisier blanc et sa jupe foncée n’affichaient aucun pli, fiers témoins d’un repassage exemplaire. Ses bas bruns, bien évidemment pas filé pour un sous, s’accordaient à merveille avec ses talons. En bref, ma grand-mère avait l’allure de toutes les grand-mères de l’époque. Cette allure qui l’inscrivait, en un coup d’oeil, dans la catégorie sociale à laquelle elle appartenait.

« Ça doit être une grand-mère… », se disaient inconsciemment les gens qui la croisaient au supermarché.

Sa maison était pareille à sa voiture. Remplie de bric-à-brac accumulé tout au long de sa vie, de la vie de son défunt époux et de celle de ses trois enfants, elle était haute et fière, malgré l’usure et la vieillesse qui s’emparaient de détails ça et là. La façade dépérissait malgré les multiples tentatives de mon père de la repeindre, le bois des corniches avait trop gonflé que pour rester gracieux, le blanc des châssis s’écaillait grossièrement. Mais, qu’importe, ma grand-mère y continuait à y vivre sa vie, à y enfiler soigneusement ses bas qui ne filaient jamais, à se maquiller comme si tous les jours étaient Noël et à cuisiner un steak avec une motte de beurre entière. C’était le repas qui m’attendait tous les mercredis à quatorze heures. Tous les mercredis à quatorze heures, ma grand-mère m’installait devant « Le juste prix », des cubes de gouda grossièrement coupés dans la main, avant d’aller se servir une blonde bien mousseuse dont elle avait salivé l'existence toute la matinée. Elle ne ratait jamais aucune émission. Vraie idole, elle allumait la télévision avant même que l’on arrive. Groupie confirmée, elle s'impatientait d'entendre la voix de Philippe Risoli résonner depuis le salon tandis que nous entrions à peine dans la maison. Ma grand-mère filait dans la cuisine arroser ma viande de beurre fondu et surtout siroter son nectar en paix. Entendre les exclamations de l'émission lui suffisaient. Moi, je regardais les candidats batailler avec un tyrolien en carton tandis que la voix-off présentait chaque cadeau avec un tel envoûtement que la petite fille de huit ans que j’étais désirait ardemment le congélateur dernier cri affublé de son four à vapeur-cuiseur. C’est à cela que Bertrand m’a fait penser quand je lui ai dit que j’aimais renifler mes odeurs corporelles. A ces mercredi après-midi-là, au Juste Prix, à la tête des participants appelés à descendre du public, à Philippe Risoli, à la viande au beurre, au cubes de fromage, aux bonbons dans la Mercredes crachotante. A ma grand-mère.

Le Juste Prix

COP75

 

 

« Monsieur le Premier Ministre Prudeau ! Monsieur le Président Lacron ! Monsieur le Président Pinping ! Monsieur le Président Proutine ! », scandent la vingtaine d’hommes à l’air fier, au regard brûlant, au costume sombre, qui se saluent avec entrain autour de la grande table ovale.

- Bon, bon, bon. Tout le monde va bien ?, lance un des hommes qui bombe le torse avec excès.
- Ouiiii, répondent à l’unisson ces comparses.
- On peut commencer ?

Tout le monde acquiesce dans un brouhaha jovial pas du tout contenu. Bientôt, les rires s’estompent pour laisser place à des sourires exagérés et silencieux.

- Par contre, euh, ça peut paraître bizarre que je demande ça, mais, euh, on est là pourquoi ? En fait, parce que… ‘Fin, je crois savoir, mais bon, je suis pas sûr à 100% alors je préfère demander, s’avance soudain un homme au visage pâle et fin.
- C’est pas l’économie ?, marmonne nerveusement son voisin en tirant sur les manches de sa chemise qui dépassent de son veston de manière inégale.
- Ah oui. Oui, oui, ça doit être l’économie, vous avez raison Monsieur le Premier Ministre Pohnson.
- De toute façon, on finit toujours par parler que de ça, ricane le voisin du voisin.
- Ben c’est que l’économie, c’est le principal !, s’exclame un homme à l’autre bout de la table.  

D’un bond, il dégage sa bedaine costumée du dessous de la table. Debout, dévoilant l’ampleur de sa silhouette disgracieuse, il se met à lever les bras victorieusement et solitairement.

- Merci Monsieur Crump, vous pouvez vous rasseoir, reprend, faussement blasé, l’homme qui bombe le torse. Non, aujourd’hui, on est là pour la COP75. On est là pour parler d’environnement.
- ENCORE ?, s’apitoie rageusement quelqu’un en face de lui.

L’homme au torse bombé lui répond par un vain haussement d’épaules.

- Je sais, je sais…
- Ben du coup… Quelqu’un a des idées ?, se hasarde une silhouette à sa droite.

Autour de la table, on ne sourit plus. On se dévisage, les yeux ronds.

- Okay, okay, j’me lance. Bon, je me disais, j’sais pas, hein, c’est une idée, mais pourquoi on lancerait pas un décret interdisant l’utilisation du pétrole ?
- Interdire le pétrole ?, s’offusque l’homme a la bedaine.
- Ben ouais, parce que bon, y’en a plus en fait. Plus du tout. Alors, au lieu de dire: « On a tout vidé, il y a plus rien », on a qu’à dire que c’est nous qui interdisons le bazar, genre pour respecter les accords de Paris 2025 ! Même si c’était il y a perpet’, ça le fait un peu quand même ! « Grâce à nous, adieu le pétrole ! ». Non ?
- Roh Carlos ! Super idée ! Moi, je suis pour, franchement !
- C’est vrai, c’est vrai, c’est brillant, ajoute un homme qui se met à applaudir comme si le claquement produit conférait de la profondeur à ses mots. Ça nous ramènera des voix ! Pour sûr, pour sûr ! Ça vous irait ça, chez Total ?
- Du moment qu’on garde le « Green Label », s’époumone un homme gringalet à la voix aussi fluette et sans prestance que sa silhouette.
- Evidemment ! Pourquoi on vous l’enlèverait ? Vous savez que nous sommes des gens qui tenons parole ! Vous pouvez comptez sur nous ! Quoiqu’il arrive !
- Tout le monde est d’accord alors ? On vote ?
- Pas la peine, il y a plus de pétrole de toute façon, chuchote quelqu’un.
- Bon, banco, alors !, s’enthousiasme l’homme au torse bombé qui griboulle à une vitesse folle tous les recoins d’un post-it. Quoi d’autres ?

Un raclement lourd et long l’interrompt. Les têtes chauves et blanches se retournent vers la porte de la grande salle. Un homme vêtu d’une veste fluo la pousse avec peine.

- Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? C’est qui ce type ? Me dites pas que c’est encore un de ces gilets jaunes ! Comment il est arrivé jusqu’ici ?
- Calmez-vous Emmanuel, c’est la sécu.
- Ah oui, bon, bon, la sécu. C’est pour quoi, vous là, Monsieur de la Sécu ?

L’homme à la veste fluo, essoufflé et clairemet gêné, se traîne jusqu’à la table.

« Messieurs les Présidents, pardonnez cette intrusion, mais Madame Greta Thunberg ne pourra pas venir. ».

Son annonce laisse place à un brouhaha ponctué d’éclats de rire, parfois pathétiques, souvent forcés.

- Elle n’a raté aucune Cop depuis 50 ans ! Comment ça se fait ?
- Peut-être qu’elle s’est enfin lassée !, suggère quelqu’un
- En même temps, en fauteuil roulant…, ricane l’homme bedonnant aux cheveux grossièrement décolorés.

Tout à coup, tout le monde se tait et regarde les traits grossiers de leur compère.

- Monsieur Crump euh…, commence son voisin gêné.
- Laisse, chuchote un autre.
- Messieurs les Présidents, si je peux me le permettre, c’est parce que son bateau s’est coincé dans les marées de plastique, reprend l’homme à la veste jaune.
- Ah ben oui, ça quand on est bobo, on se la joue: « Ouais, j’viens en voilier » ! M’enfin, avec un hélico, c’est quand même plus facile…

Les approbations fusent et ricochent.

- De toute façon, on a plus besoin d’elle, le journaliste qui devait faire la photo a été arrêté à la frontière pour immigration illégale.
- Il avait pas une accréditation ?
- Bah si, mais tu sais bien Francis que ça suffit plus aujourd’hui…
- Encore heureux !
- On avait accrédité qu’un seul journaliste ?
- Non, deux, mais le deuxième est bloqué par les incendies d’Europe du Sud. Il s’est réfugié dans son bunker comme tout le monde, paraît-il.
- Oh, flûte ! Une photo, ça fait longtemps, ça m’aurait bien dit, soupire, dépité, un homme à la peau tirée.
- Vous inquiétez pas M’sieur le Président Crolsonaro, on fera une photo entre nous, souffle son voisin en exagérant un clin d’oeil.
- Très bien, très bien, Messieurs, je peux avoir le silence, s’il vous plaît ?, conjure l’homme au torse de plus en plus bombé. Tant pis ce sera sans eux. Merci, Monsieur de la Sécu, vous pouvez disposer.
- Une dernière chose, vraiment désolé de vous interrompre à nouveau, mais… Euh… Il va falloir mettre vos masques, un nouveau nuage de microparticules de force 25 arrive, bégaie l’homme à la veste jaune.
- C’est pas vrai ?, s’indignent plusieurs silhouettes.
- Désolé, je…
- Et le système de filtration ?, s’empresse l’homme au torse bombé.
- Ce ne sera pas suffisant pour cette fois-ci. Mais, nous travaillons pour que…
- Mais, les masques, ça va pas avec nos costumes, comment on va faire ?, s’énerve un homme soutenu par de nombreux autres. Vous vous rendez compte ? C’est la honte les masques, merde !
- Ben ouais ! Moi, j’men fous, je le mets pas. Non, mais faut pas pousser !, affirme quelqu’un.
- Messieurs, s’il vous plaît !, s’énerve l’homme au torse tellement bombé qu’il est obligé de se pencher sur sa chaise pour rester assis. On l’a déjà fait. De toute façon, il n’y a pas de photographe, personne ne nous verra. Monsieur de la Sécu, vous pouvez disposer.

L’homme à la veste jaune fluo salue l’assemblée avant de s’extirper de la pièce dans un nouveau long raclement de porte. Contrarié, personne ne parle. Parfois, une plainte s’ajoute à celle de la porte, avant de s’évanouir dans la pièce sans fenêtre.

« Bon, on va pas râler trois heures, non ? On va pas laisser cette histoire de masque nous gâcher la journée. D’autres idées ? ».

Le silence s’alourdit et s’embarrasse de gêne. Les silhouettes fixent le sol ou le plafond, tout en tirant sur les manches de leurs costumes ou le bout de leurs cravates.

- Allez, les gars, une dernière idée et on a fini pour la journée, promis, murmure l’homme au torse si bombé qu’il penche dangeureusement vers son voisin de droite.
- Bon, alors, moi je me disais, mais, je sais pas hein, c’est juste une idée…
- Ouais vas-y, Jean-Mi !, l’encourage un tout petit homme à la voix si aigüe qu’elle est à peine audible.
- Ben, on ferait pas quelque chose avec tout ce plastique justement ?
- Ah oui, oui, j’allais dire !, s’empresse son voisin en lui tapant le coude. Regardez, je l’avais même noté sur mon post-it. Voyez, ici, « plas-tique », montre-il de son long doigt osseux. C’est marrant qu’on ait pensé à la même chose, non ?, continue-t-il avec entrain.
- On pourrait l’interdire ?, propose l’un des hommes. J’veux dire, il est quand même plus que temps !
- Ah non ! Non, non, non, non, non, non, martèle le Président Pinping en regardant un homme longiforme à l’air austère resté silencieux jusque-là. Oui ?

Des effluves de contestation montent dans la salle. C’est alors que l’homme longiforme à l’air austère se racle la gorge. La salle entière se plonge dans le silence. Les corps se raidissent, les corps retrouvent leurs droitures. Les regards s’empressent de retrouver la surface lisse du sol.

« A propos du plastique, commence l’homme après un interminable silence. Pas d’interdiction. Mais, nous voulons bien faire des efforts. De très grands efforts. Nous pensons proposer un matériel biodégradable à 55%. Chez Nestlé, on se soucie de l’environnement, quoiqu’on en dise. ».

Nouveau brouhaha enthousiaste. Certains se lèvent en accrochant leurs bedaines au passage à la table pour applaudir de leurs mains pâteuses.

- Monsieur le Président, c'est incroyable. 55% ? C’est impressionnant ! Décidément chez Nestlé, vous faites du beau boulot !
- Oui, c’est 5% au-dessus de la moitié, les gens vont retenir que ça ! Je vois déjà les étiquettes « Biodégradables
*à hauteur de 55%. ». Rolala, magnifique !

On rit. On s’extasie. Certains crient même victoire.

- De toute façon, il y a plus de poissons dans la mer ! Alors qu’est-ce qu’on s’en fout qu’il y ait plus que du plastique ? Au moins, y’a quelque chose dans l’eau, puis l’économie tourne !
- Si les poissons ont un jour existé, ricane l’homme bedonnant aux cheveux grossièrement décolorés.

Son rire gras cherche désespérément un soutien autour de la table. Toutefois, la foule s’enfouit dans un silence gêné.

- Okay… Bon, c’est pas tout ça, mais je commence à avoir faim, ça vous dit d’aller manger ?, propose l’homme au torse plus du tout bombé tandis qu’il raccrapote son post-it en forme d’une boule qu’il fourre dans la poche de son veston.
- Oh oui !, s’exalte le plus grand nombre.
- J’espère qu’il y aura du steak, souffle quelqu’un.
- Et après, on irait pas faire un tour sur le green ?, propose un autre.
- Le green ? Il y a un green ici ? A 40 mètres sous terre ?
- Evidemment, Emmanuel, qu’est-ce que tu crois ! Le green B-M.
- B-M ?

Son voisin se penche pour chuchoter dans le creux de son oreille.

« Bayer-Monsanto. ».




 

COP75
Ancre Moustache

LA MOUSTACHE

Elle était là, fine, presque invisible. Elle balançait d’un côté de la lèvre supérieure qu’elle surplombait à l’autre, selon les grimaces que faisaient la bouche de cette fille que je venais de rencontrer. Elle rebondissait, se hérissait, sursautait, se retroussait au gré de l’étrange gymnastique buccale fièrement conduite par les airs et les expressions que se taraudaient d’adopter le visage d’Ophélia.

« Moi, je lui ai dit « Lance-toi, abandonne ton job de merde, vas-y, fonce ! Si c’est la peinture qui te fait vibrer, qu’est-ce que tu fous à faire de la compta ? » », s’écriait celle-ci, une bière à la main.

Le liquide doré ne cessait de tanguer dangereusement dans le verre estampillé de la marque d’une énième microbrasserie fraîchement ouverte à Bruxelles. Sur le trottoir que nous partagions avec tous les fumeurs du bar, s’étalaient ça et là des mégots vaguement écrasés. Le dernier morceau d’un célèbre rappeur dont j'ignore le nom s’échappait de l’intérieur, un peu sourdement. A chaque fois que quelqu'un entrait ou sortait, faisant jouer la porte du bar, les notes s’éclaircissaient pendant quelques secondes, quelques secondes seulement. Moi, je me tenais là, transi de froid, l’esprit embrumé par les quatre bières que je venais d'engloutir. Mon regard alternait entre la pointe usée de mes baskets que je regrettais de n’être plus chaudes, et la fine moustache qui habillait la lèvre supérieure d’Ophélia.

- T’es pas d’accord ?, me lança-t-elle, m’extrayant de ma contemplation.

- Si, si, ai-je à peine répondu, soucieux d’éviter toute confrontation.

Elle a énergiquement opiné, secouant ses longs cheveux blonds légèrement ondulés. Une odeur de shampooing m’a enrobé. J’ai souri. Ses yeux ont cligné. Chaque paupière s’est fermée avec une seconde de décalage, me laissant deviner l’ébriété qui s’emparait d’elle. Son corps a tangué d’un côté, puis de l’autre. Sa bière s’est renversée sur l’une de mes baskets. Elle a fait semblant de ne rien voir, a étouffé un rot pitoyable et m’a saisi le poignet. Elle était belle, d’une beauté une peu étrange, mais moi, tout ce que je voyais, tout ce que je parvenais à voir, était cette fine et énigmatique moustache qui surplombait sa lèvre.

- On de... On devrait faire ce qu’on aim... aime dans la vie, tu trouves pas ?, a-t-elle bégayé.

- Si, si, ai-je répété, sans intérêt.

Elle m’agrippait le bras si fort qu’elle m’emportait avec elle dans ses vacillements emprunts de saoulerie. C’est lorsque nous avons chaviré vers un groupe de garçons qui jacassaient à nos côtés que j’ai compris que sa poigne ferme ne traduisait pas une envie de sentir mon corps sous ses doigts, mais de se rattraper à quelque chose. De se rattraper à quoique ce soit.

- C’est… C’est trop con… T’imagines ? Comptable ? C’est nul ça, comptable !

 

- Oui, oui.

Après un moment, j'ai réussi à la stabiliser. Bien droite en face moi, je pouvais enfin me concentrer sur ses yeux d’un vert de plus en plus nébuleux. Toutefois, le duvet blond qui traçait sa ligne discrète mais, marquée et marquante en-dessous de son nez à l’arête sèche et tranchante ne cessait d’appeler mon regard. J’ai eu beau souligner que cela n’était pas très poli, que si quelqu’un n’arrêtait pas de fixer un point de mon visage, encore plus si j’en étais complexé, cela me foutrait mal. Cela n’a pas suffi à détourner mes yeux de sa moustache. Elle marmonnait quelques mots ivres sur le remplacement des comptables par les ordinateurs et la bêtise de chiffrer quoique ce soit aujourd’hui. Moi, je ne l’écoutais plus. Je ne la considérais plus. Ophélia, que je venais de rencontrer, Ophélia qui tanguait dangereusement à deux heures du matin une nuit d’hiver sur le trottoir d’un bar de la rue Sainte-Anne, Ophélia qui renversait sa bière sur moi et qui bousculait les autres, n’existait plus. Sa chevelure blonde et soyeuse qui sentait le shampooing s'était évaporée. Son manteau en cuir beige s’était effacé. Sa voix doucereuse seulement interrompue par de petits rots répétitifs entrecoupés d’un hoquet, s’était évanouie. Seule subsistait sa fine moustache, presque invisible. Seul subsistait ce trait duveteux dont elle n’était, sans doute, pas si complexée. Côte à côte, serrés les uns contre les autres, les poils blonds qui garnissaient l’espace entre sa lèvre supérieure et le bas de son nez formaient une ribambelle. Une ribambelle qui flottait dans l’inexistence, un espèce de néant noir et abyssal. C’est comme ça qu’elle et moi, que moi et elle, avons dansé jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au bout de la vie.

La piscine

LA PISCINE

 

- Il est trop mignon !
- Oui, merci.
- Il est vraiment trop mignon!
- Oui, oui.
- Il s’appelle comment ?
- Oscar.
- Il a quel âge ?
- Un an et demi. Désolée, il veut marcher, je dois avancer.
- Je vous suis.
- Ok, si tu veux...
- Il a quel âge ?
- Un an et demi, je viens de te le dire.
- Moi, j’ai un petit frère.
- Ah oui ? Quel âge a-t-il ?
- Cinq ans.
- Il s’appelle comment ?
- James.
- Dites, ma tantine m’a racontée que des amis à elle l’ont poussée dans la piscine toute habillée pour faire une blague.
- Ah… Oui, ça arrive.
- Ça vous est déjà arrivé à vous ?
- Oui, oui.
- Quand ça ?
- Pfff, je dirais il y a dix ans.
- Où ça ?
- Chez des amis.
- Et c’est eux qui vous ont poussée ?
- Oui.
- Vous faisiez quoi ?
- Ben, je devais être assise autour de la piscine.
- Vous étiez en bikini ?
- Euh… Ça m’est arrivé habillée plutôt je crois. En bikini, ça ne me dérangeait pas vraiment.
- Vous portiez quoi ?
- Un jean’s, un T’-shirt, des baskets, quelque chose comme ça…
- Et, ça vous est arrivé il y a combien de temps ?
- Cinq, dix ans, comme je t’ai dit.
- Et, c’est qui qui vous a poussé ?
- Des amis.
- Et, vous étiez couchée autour de la piscine ?
- Couchée, assise, debout, je ne sais plus.
- En bikini ?
- C’est arrivé aussi, oui.
- Vous avez rigolé ?
- Je pense, oui.
- Vous trouviez ça drôle ?
- Non, je crois pas.
- Alors, pourquoi vous avez rigolé ?
- Ben, je ne sais pas. Je crois que je me suis sentie obligée. Des fois, tu te sens pas obligé de rire à quelque chose qui ne te fait pas rire ?
- Mouais, parfois.
- Bien voilà.
- Et cet été, on vous a poussé ?
- Ah non, ça fait longtemps que l’on ne m’a plus poussée dans l’eau.
- Et, si moi je vous poussais, vous trouveriez ça rigolo ?
- Non, je ne crois pas.
- Pourquoi ?
- Parce que j’aimerais pas qu’on me pousse.
- Mais, si c’est moi. Vous trouveriez ça rigolo ?
- Non, vraiment pas.
- Pourquoi ?
- Parce que je n’ai pas envie d’être poussée dans l’eau.
- Même si c’est moi ?
- Oui. Tu aimerais être poussé dans l’eau ?
- Non.
- Ben alors.
- Cet été vous avez été à la piscine ?
- Oui, et toi, tu as été a la piscine ?
- Non… Et lui, il trouverait ça rigolo ?
- Oscar ?
- Oui, il trouverait ça rigolo que je le pousse dans l’eau ?
- Non, il est beaucoup trop petit ! Il ne sait pas encore nager !

- Vous êtes sûre ?

- Mais oui, enfin !

- Je vais y aller alors.

- Mais euh, dis-moi, tu t’appelles comment ?
- Diego.
- Tu as quel âge ?
- Dix-sept ans. Vous êtes sûre qu’il n’aimerait pas que je le pousse dans l’eau ?

- Oui, je suis sûre. On... On va y aller. Viens, Oscar.

- Parce que sinon il y a de l’eau.

- Quoi ?

- Il y a de l'eau. Juste là.

Son doigt pointe l’étang qui se trouve de l’autre côté de la rue. Un sourire tord son visage boutonneux d’adolescent et dévoile ses dents jaunes. Derrière le verre gras de ses lunettes, le noir de ses pupilles s’embrase d’une étrange lueur tandis qu’il ne décroche pas de mon fils. Soudain, ses lèvres s’entrouvrent, lâchent un ricanement un peu stupide tandis qu'il démarre sur son vélo avant de disparaître de l’autre côté de l’étendue d'un vert trouble. A mes pieds, Oscar sourit joyeusement, tout guilleret qu’il est de jouer avec les graviers qui recouvrent le sol à cet endroit.

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